Dans le programme de La sentinelle, pièce écrite pour Jane Birkin et présentée en février, Wajdi Mouawad dit ceci: «L'artiste, tel un scarabée, se nourrit de la merde du monde pour lequel il oeuvre, et de cette nourriture abjecte il parvient, parfois, à faire jaillir la beauté». On a beau dire, il a le sens de la formule. Et le sens de l'image. Si seulement les dieux de l'Olympe lui avaient donné celui du rythme... On saluerait un grand metteur en scène.

La Presse a vu les deux premiers volets du (très attendu) cycle Des femmes de Sophocle, en première nord-américaine au Théâtre français du CNA. Sans l'enfant prodigue, Bertrand Cantat, qui est remplacé par Igor Quezada, un chanteur chilien qui vit en France, dans le rôle du choeur. L'interprète fait de la musique avec l'ex-leader de Noir Désir. Mais la comparaison avec Cantat s'avère ingrate: Quezada n'a pas sa voix, sa prestance, encore moins son aura tragique. Or, le choeur représente la parole des dieux et des hommes; à la fois sage, poétique et prophétique. Beaucoup de poids sur les frêles épaules du chanteur...

Heureusement, de bons musiciens (guitare, basse, batterie) très présents sur scène font aussi partie du choeur. Quand ce dernier livre le rock électrique et envoûtant (musique signée Cantat et Bernard Falaise), ça vient casser la baraque; souhait à l'origine de la proposition de Mouawad. Pourquoi parler d'emblée du choeur? Parce que c'est ce qu'il y a plus fort dans Les Trachiniennes et Antigone. Quand il se retire pour laisser la place aux protagonistes, c'est le degré zéro de l'action dramatique. En général, les acteurs disent leurs répliques figés comme des statues, assis sur des chaises droites dos au public, ou encore alignés sur un banc au fond de la scène. Par moments, ça tient plus de l'installation conceptuelle que de l'art vivant.

Et l'émotion vint...

Certes, Mouawad conçoit de très beaux tableaux, de magnifiques images symbolistes: Les Trachiniennes s'ouvre dans la pureté, alors que Déjanire (superbe Sylvie Drapeau!), l'amoureuse trompée est aspergée d'eau, et se termine dans un bain de sang. Antigone se souille de terre avant de défier l'édit de son oncle et donner une sépulture à son frère. La pièce se conclut dans l'illumination et la folie de Créon, admirablement défendu par Patrick Le Mauff. La scène avec son fils, Hémon, est bouleversante: celui-ci se rend auprès de son père qui vient d'emprisonner Antigone dans le caveau qui sera son tombeau. Il défie l'orgueil paternel par amour sincère. Dans cet échange, on touche à l'essentiel du conflit entre un père et un fils, entre l'autorité et la désobéissance. Sophocle nous dit que sans réconciliation, l'humain court à sa perte. Et c'est interprété avec fougue et sensibilité par Le Mauff et Samuël Côté (une véritable révélation!). Hélas, c'est de courte durée.

Sinon, la plupart des scènes sont statiques, froides, figées. Il y a quelque chose de pervers dans ce parti pris du metteur en scène à renverser les archétypes, à déjouer les situations: il rend difficile l'accès à l'oeuvre pour le grand public. Ça donne des trucs rigolos pour les initiés, mais confus pour les autres. La photo de Sylvie Drapeau pour représenter Iole, la fille dont l'époux de Déjanire s'est épris. Ou après la mort de Déjanire, figure féminine mythique, Drapeau prend les traits forts et virils d'Héraclès. Ou finalement, dans Antigone, Charlotte Farcet qui joue l'héroïne, sans crier gare, enfile un châle rose, et devient le devin venu avertir Créon.

On y perd son grec...

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Une critique de la trilogie Des femmes sera publiée lundi.