Dans sa version livresque, À toi pour toujours, ta Marie-Lou commence par une longue didascalie dans laquelle Michel Tremblay décrit minutieusement l'univers qu'il avait en tête en écrivant la pièce. Il explique son décor en trois parties: la cuisine où se trouvent Carmen et Manon, la taverne de Léopold et Marie-Lou devant sa télévision. Il parle aussi du va-et-vient entre deux époques: 1961, l'année du drame, et 1971, l'année où les deux filles se le remémorent. Cinq paragraphes bien tassés d'indications qui démontrent l'importance capitale de la scénographie dans la mécanique dramatique imaginée par l'auteur.

Gill Champagne, qui signe la version présentée au TNM, a eu le culot de passer outre à ces précisions. Peaufinant une idée qu'il a exploitée pour la première fois il y a 10 ans, le metteur en scène a transposé l'action dans un lieu poétique (signé Jean Hazel) qui doit plus au surréalisme qu'à l'hyperréalisme cher à Tremblay. L'appartement de Manon (Éveline Gélinas) est un lieu anguleux sur le point de couler. Léopold (Denis Bernard) et Marie-Lou (Marie Michaud) ne sont plus confinés chacun dans l'espace «où ils se sentent le plus heureux au monde», pour reprendre les mots de Tremblay, mais errent les pieds dans l'eau dans un non-lieu qu'ils partagent et dans lequel ils semblent englués pour l'éternité.

Gill Champagne ne change rien au texte, mais son parti pris onirique rompt de manière très nette avec la façon traditionnelle de monter cette pièce. Or, même si elle s'avère défendable sur le plan narratif, la transposition impose une mise à distance de la tragédie qui n'est pas toujours heureuse. On peut difficilement voir À toi pour toujours, ta Marie-Lou autrement que comme un témoignage d'une époque révolue, bien sûr. Mais pour qu'il porte, il faut qu'on puisse croire à l'extrême pauvreté des personnages, tant sur le plan économique qu'intellectuel. Ce qui n'est pas toujours le cas ici.

Cette pauvreté, on l'entend, mais on ne la voit nulle part. Ni dans le décor ni dans les costumes. Denis Bernard et Marie Michaud portent en effet des vêtements beiges et neutres - leurs habits du dimanche, peut-être - qui ne témoignent pas de leur statut social. Ce décalage entre leur apparence lisse et le propos de la pièce tend à parasiter la communication. À la fausser un peu, même. Comment expliquer autrement que des gens aient ri, le soir de la première, lors de passages très durs où il était question d'argent ou de sexualité?

L'adhésion au drame n'est pas totale, donc, et ce, malgré des interprétations convaincantes, si ce n'est que la Carmen de Dominique Quesnel semble trop niaise. Marie Michaud incarne une Marie-Lou bouillante de colère, même si elle ne suinte pas la détresse et la rancoeur comme Marie-Ginette Guay dans le même rôle, au Périscope de Québec, il y a 20 ans. Denis Bernard, lui, fait de Léopold un homme d'une grande fragilité sous sa carapace. Son désespoir de n'avoir pas eu une autre vie et de n'avoir pas su mieux aimer sa femme est proprement troublant.

À toi pour toujours, ta Marie-Lou, jusqu'au 28 mai au TNM.