Sur scène, Rodrigue Proteau ne parle pas beaucoup. Du moins pas avec sa bouche. Son corps, par contre, est un moulin à paroles, un réservoir inépuisable de mots encodés dans ses gestes. Après avoir incarné le guide inquiétant de Varekai puis l'énigmatique Sgt. Pepper de Love, voilà que cet acteur du mouvement renoue avec le metteur en scène Dominic Champagne pour interpréter le dernier homme sur Terre, et le premier à revenir au paradis perdu.

La scène est aussi inclinée qu'une piste de ski pour débutants. Elle est couverte de deux tonnes de copeaux de carton ignifugé, teint gris cendre et dégageant des vapeurs sèches et poussiéreuses. C'est dans ce décor de fin de monde aussi cruel pour les mollets, les articulations que les bronches que Rodrigue Proteau répète depuis plusieurs jours, à Saint-Hubert, le spectacle multimédia Paradis perdu mis en scène par Dominic Champagne.

Et c'est dans ce même décor extraordinairement beau à regarder, mais difficile à gérer, qu'il passera chaque soir, de la fin janvier au 6 février, 90 minutes sans répit et sans interruption. Proteau ne sera pas tout seul sur les planches. En plus d'une débauche d'effets spéciaux et de projections multimédia, deux acrobates le seconderont dans certaines scènes. Quant au narrateur, joué par Pierre Lebeau, il sera pratiquement tout le temps à ses côtés pour accompagner ses actions d'une narration.

Il n'en demeure pas moins que dans le rôle d'un soldat qui se retrouve seul au monde après le Big Bang et qui troque son fusil de militaire pour la pelle du jardinier, Proteau sera constamment au centre de la scène, au centre de l'action et sous le feu des projecteurs.

Torse nu, le corps luttant contre l'inclinaison de la scène mais jamais au détriment de l'émotion du moment, Proteau ne pourra se permettre le moindre manque de concentration. Physiquement, pour un homme de 53 ans, même un homme aussi athlétique et en forme que lui, ce n'est pas évident. Mais Rodrigue Proteau en a vu d'autres. Et comment!

La violence et son contraire

Ceux qui suivent la scène de la danse-théâtre à Montréal depuis le début des années 80 ont vu Rodrigue Proteau faire bien pire. Ils l'ont vu se garrocher de toutes ses forces contre des murs, patauger dans des litres d'eau froide assez longtemps pour en attraper la crève, pelleter des tonnes de terre jusqu'à l'épuisement, marcher à tâtons dans le noir au risque de trébucher ou de s'éborgner contre un pan de décor et éviter de justesse le tourbillon furieux d'un lit de dortoir dont les montants de fer auraient pu facilement lui sectionner les mollets ou lui casser les deux jambes.

Avec une poignée d'autres casse-cou, Rodrigue Proteau fait partie d'une école d'acteurs athlétiques, physiques et extrêmes qui ont fait les beaux jours des Omnibus, Carbone 14 et Ex Machina, la compagnie de Robert Lepage. Libérés de la parole et des textes, ces acteurs ont brillé physiquement et silencieusement au sein de spectacles qui ont remporté d'immenses succès chez nous avant de partir en tournée et d'asseoir la renommée de la créativité québécoise dans le monde.

En parcourant sa feuille de route professionnelle, on a le sentiment que tel le Zelig de Woody Allen, Rodrigue Proteau était toujours là où il fallait être.

Depuis Beau Monde, spectacle féroce et décapant sur les années 50 d'Omnibus, en passant par toutes les grandes créations de Carbone 14 - Hamlet Machine, Le rail, Le dortoir, Opium, Café des aveugles, La forêt, Les âmes mortes -, Rodrigue Proteau a toujours été prêt à se lancer à corps perdu dans des aventures artistiques, physiquement périlleuses.

«Je sais que j'ai cette image de gars qui se lance sur les murs et qui défonce des portes, mais ce n'est plus tout à fait le cas aujourd'hui. J'aime toujours autant le mouvement, mais ce qui m'attire le plus, c'est la gestuelle lente et l'idée que si je dois faire un mouvement violent, je ne dois jamais oublier la douceur. Et inversement, si je dois poser un geste de douceur, il faut que j'aie en tête son contraire.»

Un hybride

Même s'il bouge expertement sur scène et que chacun de ses gestes porte son poids d'émotion, Rodrigue Proteau n'a aucune formation formelle en danse ni même en théâtre. En fait, à l'heure des choix de carrière et des discussions avec l'orienteur, Rodrigue Proteau n'avait qu'une vague idée de ce qu'il voulait faire quand il serait grand.

Fils d'un policier devenu détective, Proteau a grandi à Deux-Montagnes avec ses deux soeurs. Quand il revoit les photos de son père à cheval et en uniforme posant presque avec un sourire d'acteur, il se demande si son attirance pour la scène n'est pas née d'un désir paternel refoulé.

À l'école secondaire, Jean Asselin, son prof de théâtre qui deviendra plus tard son patron dans Omnibus, lui ouvre une fenêtre sur un monde pour lui encore inconnu.

«Je pense que la piqûre est venue de Jean alors que je n'avais que 15 ans. Jusqu'à ce moment-là, je me voyais devenir policier aux narcotiques, ou alors avocat. Jean m'a fait voir d'autres choses, mais malgré cela, je suis allé étudier en communications à l'Université d'Ottawa et j'ai passé un bon cinq ou six ans sans toucher ni au théâtre ni à la danse», raconte Proteau, assis sur une chaise de barbier au milieu d'une loge vide au-dessus du studio de répétition de Paradis Perdu.

Ce matin, comme tous les matins depuis plusieurs semaines, Proteau a fait le long trajet depuis Oka, où il vit avec sa femme et ses trois garçons, jusqu'à Saint-Hubert.

Comme tous les jours, il est arrivé à 7h, soit deux heures avant l'équipe technique, pour s'entraîner pendant quelques heures avant le début des répétitions.

«À 53 ans, j'ai pas le choix, explique-t-il. En plus, cela fait deux ans que je n'ai pas fait de scène et que je gagne ma vie comme entraîneur artistique au Cirque du Soleil. Je dois m'entraîner pour retrouver ma souplesse et perdre quelques kilos.»

Pendant la répétition, j'ai cherché en vain ces kilos en trop sur son torse nu sculpté par des muscles fermes et saillants. Je n'ai rien vu sinon un type de 53 ans aussi souple et en forme qu'un danseur de la moitié de son âge.

Mais Proteau ne se voit pas comme un danseur. Ni comme un mime ni comme un acteur, au demeurant.

«Je pense que ce que je suis, c'est un hybride, un touche-à-tout qui s'exprime d'abord et avant tout à travers le mouvement, même si j'ai à l'occasion livré des bribes de texte.»

Spectacle intime devenu imposant

Après un séjour de deux ans chez Omnibus, Proteau s'est joint aux hybrides de Carbone 14 qui étaient en train de monter le spectacle Hamlet Machine. Pendant 10 ans, Proteau a fait partie de ce que certains ont appelé «la secte de Gilles Maheu», tant leur engagement artistique était fervent et entier. Puis à peine venait-il de quitter Carbone 14 que la compagnie de Robert Lepage le repêchait pour La géométrie des miracles et pour la création de Zulu Time à Genève en 1999. Proteau y incarnait un terroriste qui fait exploser un avion. Après Paris, le spectacle faisait une escale d'un mois à New York. Les représentations devaient commencer le 11 septembre 2001. Autant dire qu'elles n'ont jamais eu lieu.

Finalement, comme beaucoup de purs et durs de la création, comblés par leur art miné par la précarité économique, Proteau s'est réfugié au Cirque du Soleil. Il y a rencontré le metteur en scène Dominic Champagne, qui lui a proposé un premier rôle dans Varekai puis le rôle de Sgt. Pepper dans Love, qu'il a tenu un an et demi à Las Vegas. Une amitié entre les deux est née. En discutant à bâtons rompus un jour, ils ont eu l'idée de monter un petit spectacle intime et théâtral, loin de la grosse machine du Cirque du Soleil. Lorsque Dominic Champagne a rencontré Jean Lemire dans une soirée, l'idée s'est concrétisée. Trois ans plus tard, le petit spectacle intime est devenu une production presque aussi imposante que celles du Cirque du Soleil. Rodrigue Proteau ne s'en formalise pas. L'important, pour lui, c'est d'être sur scène en sachant que si le paradis sur Terre existe, c'est peut-être là qu'il se trouve.