Quand un dramaturge veut évoquer un Québécois dans une pièce, il va au plus facile: il ponctue une réplique par un sacre, et la salle rit. Le comédien, metteur en scène et dramaturge Simon Boudreault, lui, a décidé de prendre nos sacres et d'en faire une langue en soi. La langue utilisée dans sa pièce Sauce brune par quatre travailleuses dans une cantine, quatre Schtroumpfettes qui, au lieu du mot «schtroumpf», useraient de «criss», «câlice», «cibole» et compagnie tout en servant du spaghetti.

L'idée de départ de Simon Boudreault était toute simple: qu'est-ce qu'on peut faire avec la langue québécoise? Et si on allait encore plus loin que la langue québécoise, sa prononciation ou son vocabulaire propre, et qu'on se penchait sur l'un de nos derniers tabous, le sacre? Le «criss», l'«osti» de sacre? Il écrit un premier texte, présenté au Festival du jamais lu en 2003 et interprété par quatre comédiennes qui sont toujours en poste: Johanne Fontaine, Anne Paquet, Marie-Ève Pelletier et Catherine Ruel. Puis reçoit le soutien du Centre des auteurs dramatiques pour pousser encore plus loin l'expérience. En offre une deuxième mise en lecture en 2005 pour amasser des fonds. Et tombe entre-temps sur le livre L'espèce fabulatrice de Nancy Huston, où elle écrit: «Les jurons sont l'une des plus grandes preuves de l'humanité». Parce que les jurons, les blasphèmes, les sacres sont souvent les seuls mots efficaces pour véritablement exprimer la douleur, la rage et même, paradoxalement, l'incommunicabilité. C'est justement le propos de Sauce brune version 2009, qu'il met en scène à l'Espace libre à compter de jeudi.

«C'est vrai que, 40 ans plus tard, il y a une parenté avec Les belles-soeurs de Michel Tremblay, même si elle était inconsciente, explique Simon Boudreault. Ma pièce se passe aussi dans un univers complètement féminin, parce que le sacre, qui est un tabou, l'est encore plus quand ce sont des femmes qui sacrent, encore aujourd'hui. Je voulais aller au bout de ce tabou. Et il en résulte un texte très difficile à dire pour les comédiennes: il y a tellement de sacres que ça devient une langue qui ne se peut pas, et qui se dit dans de longues phrases. Étrangement, c'est aussi difficile et peu naturel que de parler en alexandrins, mais a contrario. C'est comme du québécois extrême!»

«Les 15 premières minutes, je le sais, tout le monde rit en écoutant tous ces sacres, poursuit-il. Et puis, peu à peu, les gens écoutent parce qu'ils réalisent que c'est devenu une langue musicale, avec sa propre rythmique. Une langue qui exprime particulièrement le très intime, le très personnel. C'est une langue inventée - ça ne se peut pas, mettre autant de sacres dans une phrase, dans la vie! - qui traduit étonnamment l'humanité, la solitude et la difficulté de communiquer.»

On le constate, l'auteur et comédien (qu'on voit notamment dans Dieu merci!) ne manque pas de mots quand il s'agit de Sauce brune: «La langue de la pièce est un nouveau langage au même titre que le langage utilisé pour les textos par les jeunes, par exemple. D'ailleurs, reprend-il sur une autre idée, c'est une chose étonnante: comme les plus vieux, les jeunes disent «tabarnak», mais sans savoir ce qu'est un tabernacle, sans savoir que c'est en réaction à la religion que ces sacres sont nés. Les sacres sont devenus vides de sens au fil du temps, ils sont donc utilisables à toutes les sauces.» Y compris la brune.

Boudreault en est conscient: sa pièce, qui met en vedette quatre femmes démunies, dans une cantine d'un quartier pauvre, qui cuisinent un hot chicken (à la fameuse sauce brune!) ou un «gâteau blanc avec fantaisie de smarties» (les comédiennes auront constamment les mains occupées à faire de la nourriture), pourrait sembler condescendante ou méprisante: «Si l'amour que j'ai pour ces femmes, cette classe sociale ne passe pas dans la pièce, alors j'aurai raté mon coup, répond-il simplement. Ce que je trouve important, c'est de montrer que, même avec une langue tronquée, même avec une difficulté à s'exprimer, on n'est pas moins à la recherche d'absolu, de rencontre, de beauté. C'est une situation extrême: on peut parler beaucoup pour rien dire, mais on peut aussi dire beaucoup avec presque rien.»

______________________________________________________

Sauce brune, de Simon Boudreault, à l'Espace libre du 19 mars au 4 avril.

 

ENTRÉE EN SCÈNE

> BYE BYE BABY, au Studio Hydro- Québec du Monument National, du 19 au 28 mars.

> SAUCE BRUNE, à l'Espace libre, du 19 mars au 4 avril.

> WOYZECK, à l'Usine C, du 17 mars au 4 avril.

> WALK-IN OU SE MARCHER DEDANS, à la salle intime du Théâtre Prospero, le 19 mars.