Le retrait d'un numéro du 18e Gala Les Olivier, à la demande des avocats de la compagnie d'assurances du producteur de l'événement, polarise l'industrie de l'humour. « Ça va trop loin et ça crée un précédent », dénonce l'animateur de la soirée, François Morency.

Dimanche, Mike Ward et Guy Nantel devaient remettre un prix lors du gala qui célèbre l'excellence de l'humour au Québec. Or, à quelques jours d'avis, leur numéro - qui traitait des limites de la liberté d'expression - a été rayé de l'alignement, a révélé vendredi Le Journal de Montréal. En guise de protestation, les deux humoristes n'assisteront pas à la soirée.

« C'est un pléonasme de dire que ça va trop loin. Je suis désarçonné, mais, contrairement à Guy Nantel [et à Mike Ward], je ne peux pas rester chez nous. Je dois animer le gala quand même », a affirmé François Morency à La Presse.

« Ce que je déplore, c'est que des avocats interviennent dans le contenu artistique. Et je peux te dire que quand l'art et le droit s'affrontent, c'est rare que l'art gagne. »

- François Morency

Gilles Grondin, directeur général de l'Association des professionnels de l'industrie de l'humour (APIH), qui coproduit l'événement, a expliqué que la compagnie qui lui vend une police d'assurance pour « erreur et omission » - qu'il doit obligatoirement détenir pour que le gala soit diffusé à Radio-Canada, selon le contrat qui le lie au diffuseur - lui a fait récemment savoir qu'elle n'assurerait pas le numéro de Mike Ward et Guy Nantel.

« Ce n'est pas une question de censure. Je vais vous répéter les mêmes lignes : nous, on a l'obligation de présenter un gala. On a signé un contrat et ce gala, il ne peut pas inclure le numéro de Mike Ward et Guy Nantel, selon les assureurs. »

- Gilles Grondin de l'APIH

François Morency croit que cette décision crée un précédent.

« Ça fait 24 ans que je fais de l'humour dans la vie. J'ai déjà vécu un paquet d'affaires : des interventions d'agents, des producteurs qui refusent qu'un artiste dise ceci ou cela, des commanditaires qui menacent de claquer la porte... Mais qu'un avocat d'assureur vienne carrément censurer un numéro - parce qu'il n'y a pas d'autres mots - , je n'ai jamais vécu ça. Ça crée un précédent », dénonce-t-il vigoureusement.

UNE INDUSTRIE « DE MOUMOUNES »

En entrevue avec La Presse vendredi, Mike Ward s'est montré sévère envers ses collègues de l'industrie de l'humour.

« L'APIH n'a pas de couilles, tout comme la plupart des producteurs au Québec et des gens qui travaillent en humour. On chiale tout le temps qu'on est en train de perdre notre liberté d'expression, mais, quand vient le temps de faire un statement, on est entouré d'une ostie de gang de moumounes qui n'est pas capable de mettre ses culottes », a-t-il affirmé.

«  [Samedi soir], Guy [Nantel] et moi allons enregistrer notre numéro au comédie club Le Bordel, puis [dimanche], nous le mettrons en ligne sur YouTube pendant la diffusion du gala à Radio-Canada », a indiqué Mike Ward, appelant ceux qui gagneront des prix à protester clairement dans leur discours.

« Je pense que c'est au public de s'écoeurer. Les décideurs sont des moumounes. S'ils voient [que leur décision] de censurer les humoristes choque des millions de personnes, ils vont arrêter. »

- Mike Ward

MORISSETTE PAS SURPRIS

Interrogé par La Presse, l'humoriste et producteur Louis Morissette - qui a dénoncé cet hiver, dans le magazine Véro, le retour en force de la censure et du « politiquement correct » - s'est dit nullement étonné de ce que vivent ses confrères humoristes.

« Quand un avocat te dit : "Si ça va mal, je ne te défends pas", tout le monde claque des genoux. Ensuite, l'avocat du diffuseur ne veut pas être le seul à dire : "Moi, j'y vais." Donc, il y en a un qui fait peur à l'autre, qui fait peur à l'autre, et ça crée un effet domino. Le créateur se retrouve tout seul dans son coin à vouloir défendre son affaire », a résumé l'humoriste.

« Tu ne peux pas rendre tout le monde heureux dans la vie. Il y aura toujours du chialage. Avec les réseaux sociaux, c'est encore pire ! Tout le monde a sa cause. »

- Louis Morissette

« Une étape à la fois, on s'en va vers le politiquement correct. On s'en va vers les avocats qui dirigent le contenu. C'est insidieux ! Je l'ai vu aller en sept ans de Bye bye. D'année en année, ça n'allait pas en s'améliorant. Et là, les gars le vivent aujourd'hui avec un sketch qui aurait été très drôle et qui aurait eu sa place », poursuit Louis Morissette.

UN SKETCH SUR LA LIBERTÉ D'EXPRESSION

Dans leur sketch, publié dans son intégralité vendredi dans Le Journal de Montréal, Guy Nantel et Mike Ward reviennent sur le procès qui oppose ce dernier à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse concernant des blagues qu'il a faites il y a quelques années sur le jeune chanteur Jérémy Gabriel.

Pour évoquer le thème des limites de la liberté d'expression, les deux humoristes font quelques blagues salées à l'endroit des homosexuels, des cafés Tim Hortons et de la chanteuse Ariane Moffatt, notamment.

L'agente de la chanteuse, Stéphanie Moffatt, a expliqué à La Presse que sa cliente (et soeur) n'était pas du tout outrée des blagues faites à son sujet. « Si on ne vaut pas une risée, on ne vaut pas grand-chose », a-t-elle affirmé. Tim Hortons n'a pas répondu à notre demande d'entrevue.

L'humoriste et comédien Simon-Olivier Fecteau, qui est aux commandes du prochain Bye bye, ne craint pas pour sa part que cet incident change sa façon de travailler.

« Ma première réaction, c'est que je trouve le sketch de Guy Nantel et Mike Ward très, très, très drôle. Je ne sais pas pour quelle raison des avocats ont pu censurer ça. [...] Ils sont mieux d'avoir des câlisses de bons arguments. »



- Simon-Olivier Fecteau

« C'est sûr que quand je regarde ce qui s'est passé, je me dis : "Mon Dieu, il faut faire attention, car nous sommes en train de devenir paranoïaques. On est sur une pente glissante et dangereuse." [...] Mais avec le Bye bye, on donne dans une forme d'humour très large. Je n'ai pas le goût de choquer pour choquer, alors je ne vois pas de problème à l'horizon », a-t-il affirmé.

« PAS DE LA CENSURE », SELON RADIO-CANADA

Longuement interrogé par La Presse, le directeur général de l'APIH, Gilles Grondin, a affirmé qu'il lui avait été impossible de changer de compagnie d'assurances afin d'éviter la censure du numéro controversé. Il ne s'est toutefois pas positionné clairement concernant ce que l'animateur du gala appelle un cas de « censure ».

« Dans le temps de mes grands-parents, on ne poursuivait pas du monde pour des propos entendus à la télévision. Ça n'existait pas. Il y a depuis une évolution de la société, une évolution du contexte, une évolution du cadre légal. Il y a maintenant des débats portant sur la Charte des droits de la personne, les individus ont la capacité de poursuivre. Ce sont des choses qui n'existaient pas avant. La société est en constante évolution. C'est peut-être là qu'on en est rendu. »

Le diffuseur Radio-Canada a affirmé qu'il n'accorderait pas d'entrevue. La société d'État a toutefois tenu à préciser qu'il ne s'agissait pas de censure, dans un courriel envoyé aux médias en fin d'après-midi.

« Le sketch traite entre autres d'un sujet délicat actuellement devant la Commission des droits de la personne et de la jeunesse du Québec et pour lequel un jugement est toujours attendu. Par respect du processus et suite à une analyse juridique, la décision a été prise par l'APIH de suspendre la diffusion du sketch. Tant et aussi longtemps que son contenu n'aura pas été assuré, Radio-Canada ne peut pas se permettre de diffuser ce sketch. L'APIH est actuellement à chercher des solutions d'ici la diffusion du gala [dimanche]. »

Le Gala Les Olivier, dimanche, 19 h 30 à ICI Radio-Canada Télé