C'est plus qu'une rentrée montréalaise pour Nabila Ben Youssef. En présentant pour un soir au Gesù son spectacle Arabe et cochonne bio, le tout entièrement à ses frais - financiers, physiques et artistiques -, elle met son destin dans la balance pour un test ultime, celui d'avoir choisi d'embrasser la carrière d'humoriste dans ce Québec qu'elle aime passionnément. Tout en étant femme, arabe... et cochonne, évidemment.

«Je suis de toutes les difficultés, lance-t-elle entre mille anecdotes. Je suis comme ça, c'est dans ma nature. J'aime les défis. Ça m'épuise énormément, mais ça me tient en vie. Et je ne peux plus reculer...»

Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué? Le confort, elle l'avait en Tunisie, où sa carrière allait très bien. Cela aurait pu continuer en France, où sa soeur et un amoureux voulaient la retenir.

Mais c'est un coup de foudre pour le Québec en 1995 - pourtant année du référendum et du «vote ethnique»! - qui l'a emporté. Elle revient en 1996 pour y rester.

«J'ai choisi le Québec pour pouvoir faire tous mes péchés en liberté, dit-elle. J'avais une meilleure situation en Tunisie, mais la seule chose qui me manquait était de pouvoir parler librement, de pouvoir dire ce que je pensais. Quand j'étais petite, je dénonçais tout, tout le temps, je ne pouvais pas m'en empêcher.»

Son seul regret, pour l'instant, est de ne pas être arrivée plus jeune dans notre province. Et de ne pas avoir appris plus tôt qu'il existait une École nationale de l'humour. Nabila Ben Youssef a quand même suivi la formation à 37 ans, alors qu'elle avait le double de l'âge des étudiants, en ayant souvent le goût d'abandonner. «Il y avait trop de différences entre moi et les autres étudiants; mon âge, ma culture, ma langue, le fait que je touchais à un ordinateur pour la première fois. C'est Louise Richer qui m'a convaincue de continuer.»

Et comme si ce n'était pas assez, les attentats du 11 septembre 2001 sont arrivés. «Ce n'était pas prévu que j'aborde ces thèmes-là dans mon humour quand j'étais à l'école. La religion, le voile... Mais je dois le faire, parce que c'est une survie pour moi. Je ne veux pas vivre avec une image comme celle-là.»

En proposant un court spectacle intitulé Arabe et cochonne au Festival du monde arabe en 2006, les projecteurs se sont braqués sur elle. Dans le contexte tendu des accommodements raisonnables, le titre a fait mouche. «Arabe et épanouie, ou Arabe et libre, cela n'aurait pas attiré l'attention!» croit-elle. On l'a d'ailleurs vue dans un sketch du Bye Bye de RBO, le fameux Héroutyville.

Certifiée saine et contemporaine

Sauf que cette première mouture n'était pas, selon elle, à la hauteur des attentes. «Je ne m'attendais pas du tout à cette réponse, se souvient-elle. C'était très bien, cela m'a fait connaître, mais en même temps, je n'avais pas un produit prêt à répondre à la demande.»

Ce qui n'a pas empêché de fortes réactions. Des courriels haineux, entre autres après son passage à Tout le monde en parle. Le mot «cochonne» faisait sursauter, c'est pourquoi elle a ajouté «bio» au titre de ce nouveau spectacle, presque entièrement réécrit. «Pour souligner que je suis certifiée saine et contemporaine!»

Un spectacle en deux parties où, dans la première, elle répond aux questions habituelles posées aux immigrés. Et où, dans la deuxième, elle pose, elle, des questions aux Québécois. «Les spectateurs apprennent à me connaître, avant de se reconnaître.» Démystifier la culture arabe, la religion musulmane, pour enfin exposer certaines contradictions de la Belle Province, cela fait pratiquement oeuvre utile, d'autant plus qu'elle a présenté ce spectacle maintes fois remanié dans l'Ouest canadien, dans plusieurs villes du Québec jusqu'en Gaspésie, en passant par le Nouveau-Brunswick. «Beaucoup de musulmans m'ont reproché de salir leur image, alors que les Québécois m'ont dit que, au contraire, je l'embellissais. En fait, ceux qui me font ce reproche n'ont pas vu le show...»

Nabila Ben Youssef fait présentement cavalier seul. Son caractère unique et ses thèmes font fuir les investisseurs. «Mes sujets ne sont pas drôles, mais pourtant, c'est drôle!» N'étant pas née ici, elle n'a pas la latitude langagière d'un Rachid Badouri; arabe, elle cristallise les polémiques, ce qui peut être à la fois vendeur et rebutant; enfin, elle est une «minorité visible» non pas tant par ses origines ethniques que par la sous-représentation des femmes en humour. Si bien que les producteurs hésitent à risquer leurs billes sur son spectacle, ce qui explique pourquoi elle porte plusieurs casquettes (production, mise en scène, booking, etc.) pour sa rentrée montréalaise. «Aucun humoriste ne serait assez fou pour se mettre ça sur le dos. Je suis épuisée! Je ne referai jamais cela toute seule, sans équipe.»

Elle trouve plutôt malheureux qu'on fasse autant de place dans les médias à celle qu'elle nomme «Madame Chose», cette femme portant le niqab dans ses cours, en exigeant des accommodements déraisonnables. «On montre sans cesse les femmes voilées alors qu'on ne montre pas les femmes "cochonnes"... On ne montre pas l'autre côté de la médaille.»

En effet. Pourquoi n'écoute-t-on pas plus Nabila Ben Youssef, qui ose dévoiler son coeur sur scène? Juste pour cette question, on devrait aller voir Arabe et cochonne bio et l'aider à relever son pari.

Arabe et cochonne bio de Nabila Ben Youssef, au Gesù le 20 avril, à 20h.