«Je suis trop jeune pour adhérer aux groupes d'avant-garde de ma ville», explique le narrateur d'Anita, une fille numérotée. Ce narrateur, c'est Claude Jasmin lui-même à 18 ans, natif du quartier Villeray, étudiant en céramique à l'École du meuble, qui rêve d'être Picasso tout en aimant une jeune juive polonaise rescapée des camps de concentration, dans un Québec qui est encore le Canada français.

Montréal, 1948

Dans ces quelques mots surgis en page 47, Jasmin vient en quelque sorte de résumer ce qu'il est quand il écrit: un observateur, un témoin doué, plutôt qu'une force agissante ou un acteur à part entière. Et ce dont il témoigne, cette fois, c'est le Montréal de 1948, une dizaine d'années avant la Révolution tranquille, alors que tout est là, en ferment, en germe à peine levé: les personnages clés (Gauvreau, Miron, Pellan, les jeunes Molinari et Gilles Groulx, etc.), les lieux mythiques (le restaurant Select qui vient d'ouvrir rue Saint-Denis, le Faisan doré, la librairie Tranquille, le parc Belmont, le Yacht Club, etc.), les vedettes croisées dans les rues de Montréal (Aznavour, Gérard Philipe...), mais aussi l'émergence d'un Québec francophone commerçant, d'une classe moyenne qui ne porte pas encore cette étiquette, d'une province antisémite en toute bonne conscience, d'un univers plutôt clos dont certains esprits parviennent tout de même à se dégager... Mais tous n'y parviennent pas.

Dans cet ouvrage plus biographique que romancé, Claude Jasmin fait son propre examen de conscience: pétri de préjugés, soumis à un discours familial violemment antijuif, incapable d'affronter directement le passé de son Anita rescapée d'Auschwitz, le tout jeune Claude ne sera pas capable d'être à la hauteur de la situation.

Avec une ingénuité désarmante, Jasmin accepte aussi de se montrer imbu de lui-même, habité par la prétention d'être un grand «futur artiste». Cette prétention, on peut la trouver imbuvable, jusqu'à ce qu'on réalise qu'il fallait certainement, à l'époque, une énorme dose d'égotisme (ou la folie dans le cas d'un Claude Gauvreau, ou le talent dans celui d'un Félix Leclerc) pour essayer de devenir autre chose qu'un petit-bourgeois, né pour un «p'tit pain» un peu beurré et trempé dans le bénitier. C'est pour l'évocation vivace de cette période pré-»maître chez soi» qu'on s'intéressera à ce roman, écrit quelque 65 ans plus tard par un témoin qui fait ainsi devoir de mémoire.

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Anita, une fille numérotée. Claude Jasmin. XYZ, 185 pages.