La grande reporter du quotidien Le Monde Annick Cojean publie ces jours-ci un recueil de grandes entrevues qui débutent toutes par cette question: «Je ne serais pas arrivée là si?» D'Amélie Nothomb à Nicole Kidman en passant par Brigitte Bardot, Joan Baez, Juliette Gréco ou Françoise Héritier, 27 femmes ont joué le jeu en répondant aux questions de la journaliste qui s'est fait connaître entre autres pour ces reportages en zone de guerre. De belles rencontres qui nous font découvrir une facette plus intime de ces femmes pourtant archiconnues. Entretien avec l'auteure.

D'où vous est venue cette idée?

Mon but, c'était de poser aux gens des questions sur eux-mêmes, sur la vie qui passe et sur ce qu'on en fait. Cela s'est avéré être une clé absolument merveilleuse. Tout de suite, même si la question semble vertigineuse, les gens répondent une phrase qui a beaucoup de sens, une phrase qui est souvent très révélatrice. Cette formule est bien sûr un prétexte à la conversation, un prétexte à revoir nos vies, à parler de ce qui nous a faits, défaits, sculptés.

Pourquoi interviewer seulement des femmes?

Dans la série initiale, il y avait aussi des hommes: Nicolas Hulot, Shimon Peres, etc. Mais pour le livre, cela me semblait plus intéressant de rassembler des femmes, cela avait vraiment du sens. Et je l'ai décidé bien avant #metoo et Weinstein. Aussi différentes soient-elles, ces femmes ont toutes quelque chose en commun. Elles se sont imposées dans un monde où les règles avaient été faites par les hommes. Ce qui les rassemble, c'est la force, le courage et leur grande capacité de travail. Elles me bluffent par leur dynamisme, leur curiosité. J'ai voulu transmettre leur histoire pour inspirer d'autres femmes, les plus jeunes notamment.

Brigitte Bardot n'accorde jamais d'entrevues. Cela a été difficile de la convaincre de vous parler?

Je n'aurais jamais pu imaginer interviewer Brigitte Bardot; elle n'a aucune envie de rencontrer des journalistes, elle est recluse à Saint-Tropez, entourée d'animaux. Je pense qu'elle a été très surprise par ma demande. Le Monde ne l'avait jamais interviewée malgré sa notoriété. L'idée qu'elle puisse avoir deux pleines pages dans le journal lui a plu - elle n'en revenait pas - et elle a joué le jeu. J'ai découvert une femme qui, à 83 ans, travaille encore. J'avais en face de moi non pas la personne la plus réactionnaire qu'on décrit - elle a eu des propos politiques très controversés sur lesquels elle ne s'est jamais expliquée et qui ont choqué beaucoup de monde en France -, mais quelqu'un de très digne, très attentif. Cette femme a tout arrêté pour se consacrer aux animaux. Elle leur a tout donné: sa fortune, son temps, sa santé. Elle m'a expliqué à quel point elle a été malheureuse dans le milieu du cinéma. Elle détestait cette vacuité, elle était à la recherche d'une plénitude.

Et vous, que répondez-vous à la question «Je ne serais jamais arrivée là si»?

J'ai écrit ce livre pour répondre moi-même à cette question. Car je ne serais pas arrivée là si je n'avais pas vécu une grande histoire d'amour avec une maman incroyable, exceptionnelle. Qui m'a gonflée à bloc et m'a donné des ailes. Elle rendait tout possible. Elle était tellement joyeuse, tellement positive. Elle était mon alliée, on était deux. Depuis toute petite, j'ai eu cette chance-là. Tout le monde l'adorait et j'adorais la partager. Quand je suis partie de la maison pour parcourir les routes du monde et couvrir les guerres et les catastrophes, je savais que j'avais une belle dose de sécurité et d'amour. Ça me donnait beaucoup de force. C'était une femme admirable et je suis contente d'avoir pu l'associer aux femmes belles, dignes et ardentes de ce livre.

Impossible de ne pas vous parler de Weinstein et de #moiaussi. Comment avez-vous vécu cette affaire en tant que journaliste au Monde?

Ce fut beaucoup moins fort en France, mais les échos nous sont tout de même parvenus et ont secoué beaucoup de choses. Au Monde, nous avons couvert tous les sujets et toutes les déflagrations dans tous les domaines de la société. Mais je voudrais que cela fasse encore plus de bruit en France. Je trouve qu'on est très timorés. Il y a toujours une timidité, un manque de courage, une gêne de dire certaines vérités.

Et dans le milieu journalistique français, il y a eu des répercussions?

Tout à fait! Le plafond de verre existe dans toutes les rédactions. Il y a un nombre égal de filles et de garçons en journalisme, mais quand on arrive au sommet, il n'y a que des hommes. Bon, il faut s'interroger pourquoi, moi la première, certaines femmes n'ont pas envie d'être en position hiérarchique. Personnellement, je préfère garder toute liberté pour écrire et je m'en prends à moi-même quelquefois!

Malgré cela, il y a des femmes qui les voudraient, ces postes. Il y a quelques semaines, un poste de rédacteur en chef s'est ouvert au quotidien Le Parisien. La rédaction de ce journal est très féminine, mais comme par hasard, on envisageait de nommer un homme. Alors il s'est passé quelque chose d'extraordinaire: toutes les femmes de la rédaction ont postulé. Ce n'est pas français du tout de faire ça, mais c'était magnifique! Et c'est une femme qui a obtenu le poste! Il faut beaucoup de solidarité entre les femmes et j'y crois. Le mot «féministe» est devenu un mot qu'on peut porter avec beaucoup d'entrain et de fierté, quelles que soient les générations, ce qui n'était pas le cas avant. Il s'est passé quelque chose quand même en quelques mois.

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«Je ne serais pas arrivée là si...» - 27 femmes racontent. Annick Cojean. Grasset et Le Monde. 320 pages.

Image fournie par Grasset/Le Monde

« Je ne serais pas arrivée là si... » - 27 femmes racontent