Femme de lettres et de médias, journaliste et historienne, Laure Adler publie un dictionnaire intime des femmes dans lequel elle parle de ses influences et de ses modèles. Une façon d'en apprendre davantage sur cette femme brillante. Entrevue.

Qu'est-ce qui vous a motivée à écrire ce livre?

Je voulais rendre hommage aux femmes du présent et du passé, à celles qui m'aident à vivre dans le plaisir et la combativité. Je voulais parler de ces femmes que j'admire et qui ont mis leur cause en exergue de leur vie intime. J'essaie en outre de mettre en lumière des femmes d'aujourd'hui. Habituellement, on parle des femmes et de leur travail lorsqu'elles sont mortes. Et puis, avec ce livre, j'explique aussi d'où je viens.

Pourquoi l'avoir écrit sous forme de dictionnaire?

Il y avait l'idée que ça ne ressemble pas aux dictionnaires qu'on propose aux femmes habituellement. Jusque dans les années 60, on proposait des livres de déesses, de princesses, des modèles de vertu. Je pense qu'en dehors de la poupée Barbie, de la princesse et de la religieuse, il y a d'autres modèles. Des femmes qui travaillent, qui pensent, qui écrivent, qui vivent leur vie, qui aiment et qui ne sont pas brimées par leur sexe. Des femmes pour qui être assignées au sexe féminin ne les empêche pas de conquérir.

Comment l'avez-vous construit?

J'y ai travaillé durant six ans et demi. J'avais toujours mon carnet dans ma poche. En métro, en bus ou en marchant, je notais un mot ou un nom qui m'inspirait. À partir de là, je me suis construit un catalogue d'amour. C'était un travail incroyablement agréable, je l'ai écrit durant les week-ends et les vacances.

C'est un héritage?

Oui, tout à fait. J'ai eu la chance d'être mère à 18 ans et à 41 ans. J'ai deux filles, mais j'ai aussi une petite-fille de 15 ans, la fille de mon fils. Ce livre leur est dédié. Je voulais leur dire, et dire aux autres femmes, que je ne serais pas ce que je suis sans ces modèles féminins, sans Louise Bourgeois, sans Marguerite Yourcenar, sans Michelle Perrot et Françoise Héritier.

Impossible de ne pas vous parler de la vague de dénonciations #MoiAussi. Comment est-ce vécu en France?

C'est très intense, on en parle tout le temps. Il y a actuellement une solidarité dans les médias. Je travaille avec des femmes de 25-30 ans, et depuis l'affaire Weinstein, c'est comme si elles disaient: «On ne va plus s'en laisser conter; c'est fini, la loi du silence...»

Chaque jour qui passe. Il y a quelqu'un qui tombe dans le milieu des médias, de la politique, des arts ou des affaires. Aucun domaine de travail n'est épargné. Y compris les syndicats étudiants de gauche. Y compris les grands intellectuels qui pensent que les femmes doivent accepter de se faire taper les fesses. Ils appellent cela de la séduction... Eh bien, ça ne passe plus ! Nous sommes face à une véritable révolution!

Croyez-vous que cette vague de dénonciations va changer des choses?

Je pense que ça va laisser des traces profondes en France. Des femmes qui n'avaient pas parlé jusqu'ici découvrent le pouvoir de la solidarité. Cette solidarité modifie les relations entre elles, et c'est cette contagion qui fait en sorte que les choses vont avancer, vont bouger. Ensuite, il faut des tutelles politiques et juridiques, il faut des budgets aussi. Les assos féminines croulent sous les demandes depuis l'affaire Weinstein; elles n'ont plus d'argent, plus de ressources.

Est-ce que vous pensez que les pouvoirs politiques français vont embarquer dans la vague?

En ce moment, en France, pour des raisons économiques et politiques, nous traversons une période de régression morale et politique. Contrairement à d'autres pays comme le vôtre, nous n'y sommes pas du tout en termes d'ouverture, de revendication des droits ou de libération des moeurs. Du coup, tout ce qui contribue à l'évolution des mentalités, tout ça est arrêté, mis entre parenthèses. Nous sommes très en retard pour tout ce qui concerne l'équité salariale, par exemple. Même chose pour les femmes à la tête des grandes entreprises. Là aussi, il y a du retard. Il y a sans doute bien des hommes pour dire que ça a suffisamment évolué. Ils se disent: «Qu'elles se taisent et qu'elles attendent maintenant.»

La période de remise des grands prix littéraires vient de se terminer et on a souligné que tous les prix ou presque avaient été remportés par des hommes. Comment expliquer cela?

Ça me rappelle ce que Françoise Héritier disait à propos de la domination masculine qui perdure dans tous les domaines, y compris dans les domaines où le travail s'est féminisé. Il y a beaucoup de femmes dans le monde littéraire. Elles sont numéros 2, 3, 8, mais rarement numéro 1. Les patrons sont encore des hommes. De plus en plus de femmes écrivent, mais elles gagnent de moins en moins de prix. Il faut se poser la question.

Quelle est la solution selon vous pour arriver à un meilleur équilibre?

Il n'y a qu'une solution: les quotas. Moi, au début, j'étais contre, mais j'ai changé. Il n'y a que la politique des quotas pour arriver à la parité. On l'a vu en politique, les femmes sont un peu plus présentes, les quotas ont quand même modifié les choses. Il faut que les choses changent. Regardez dans le monde du théâtre, c'est scandaleux! Il y a moins de 5 % des théâtres en France qui sont dirigés par des femmes. Et moins de 10 % des auteurs joués dans les théâtres sont des femmes. Il faut user des forces contraignantes pour y arriver.

En terminant, si je vous demandais de choisir trois mots de votre dictionnaire que vous affectionnez particulièrement, quels seraient-ils?

«Amitié», car sans l'amitié je ne pourrais pas vivre. «Marguerite Duras», car sans elle et sans ses livres, je ne pourrais pas vivre. Et «Marguerite Yourcenar», car elle est un modèle, un exemple de créativité et d'inspiration constante.

________________________________________________________________________

Dictionnaire intime des femmes. Laure Adler. Stock. 474 pages.

Image fournie par Stock

Dictionnaire intime des femmes