En lisant Les empocheurs, portrait féroce d'un Québec magouilleur rempli d'avocats, de politiciens et d'entrepreneurs sans scrupules, on se dit qu'Yves Beauchemin a sûrement puisé son inspiration dans les audiences de la commission Charbonneau.

«Ça vient plus d'une remarque de mon éditeur Jacques Fortin, qui m'avait dit l'an dernier que je devrais écrire sur la corruption», répond l'auteur du Matou. L'idée a ensuite fait son chemin.

«Mais je n'ai pas été obligé de forcer beaucoup. Juste à lire les journaux, on baigne là-dedans depuis des années. Ça atteint tous les partis. Je dis bien: tous les partis. C'est dans l'air du temps et c'est une grande source de frustration et d'insécurité pour la population.»

«Dieu sait si l'argent n'est pas facile à gagner, et quand on voit que cet argent-là est souvent dilapidé n'importe comment... Il y a une profonde injustice là-dedans.»

Les empocheurs raconte le parcours de Jérôme, jeune diplômé en lettres qui, après s'être fait arnaquer deux fois par de petits escrocs, passe du côté obscur de la force en se faisant embaucher par un avocat qui travaille comme «agent d'influence». Ce qui amènera Jérôme à se salir les mains plus d'une fois et à découvrir un monde de ripoux plutôt bien organisé, fait de renvois d'ascenseur et de partages de butin.

Même si Jérôme hésite constamment entre le bien et le mal, son histoire sera finalement une histoire de rédemption. Mais le constat d'Yves Beauchemin reste sans appel: la corruption renaîtra toujours de ses cendres. C'est démontré implacablement dans une finale ouverte où le narrateur nous rappelle que plus ça change, plus c'est pareil. Ou avec humour dans une scène où un vieil entrepreneur raconte comment on a fait exprès de construire un pont Champlain «cheap», histoire d'assurer la prospérité des générations suivantes qui s'en mettront plein les poches pour en bâtir un nouveau...

«C'est peut-être aussi un constat sur la nature humaine... Je suis un anxieux naturel et la plupart de mes romans ne sont pas portés à être optimistes, sauf Juliette Pomerleau, peut-être. Vous trouvez la réalité actuelle encourageante, vous? Mais je suis aussi combatif. Ce livre ne porte pas que sur la corruption. Il traduit aussi mon inquiétude devant l'avenir de la langue française. C'est un avertissement: est-ce que dans 50 ans, on va encore parler français au Québec?»

Écrivain réaliste

Nous avons rencontré l'écrivain dans un café du Vieux-Montréal, là même où se déroule une des scènes du livre, juste en bas de l'immeuble qui abrite une partie du ministère de la Culture et des Communications. Jérôme y passe un moment, juste après avoir mangé au resto asiatique situé en face et avant de monter dans les bureaux du ministère. Étrange sensation, autant pour l'auteur que pour la journaliste. «J'ai trouvé ça bizarre en arrivant au rendez-vous, surtout que c'est un moment clé du livre!»

Romancier réaliste, Yves Beauchemin installe toujours ses récits dans des lieux existants et fait beaucoup de repérage. «Ça sert de support à mon imagination», dit-il.

Plusieurs des situations décrites dans le livre - et des personnages - s'inspirent également de l'actualité des dernières années. Le scandale des compteurs intelligents est transformé en scandale des lampadaires, on évoque sans la nommer l'affaire du Faubourg Contrecoeur, on relate des rencontres dans les loges du Centre Bell et des rendez-vous secrets pour monter des listes de donateurs...

«Je m'inspire de l'actualité, mais ce n'est jamais calqué. Des délits d'initiés comme celui du Faubourg Contrecoeur, je peux remonter jusqu'au scandale du gaz naturel sous Duplessis. Il y en a toujours eu.»

S'il pratique le roman social depuis toujours, Yves Beauchemin affirme ne pas avoir d'objectif précis lorsqu'il commence un roman. «Écrire, c'est d'abord un travail d'artiste. Le but est esthétique, c'est de procurer du plaisir, des émotions, une expérience où il y aura de la beauté.»

Surtout qu'il travaille sans plan, se laissant porter par les aventures de son personnage principal. «Avant, je faisais de longs synopsis, que je ne suivais pas nécessairement, d'ailleurs. Maintenant, c'est plus instinctif. Il faut dire que j'ai une vie d'écrivain derrière moi.»

Énergie

À 75 ans, Yves Beauchemin estime qu'il faut «beaucoup d'énergie» pour écrire et ne sait pas s'il aura encore la force de s'embarquer dans un nouveau projet. «Victor Hugo a écrit son dernier livre à 74 ans. Les années passent, et c'était une espèce de défi que je me lançais, de faire au moins comme Hugo - sans me comparer à lui, bien sûr!», dit le romancier, laissant tomber qu'il a eu «une belle carrière»...

«J'ai été chanceux, je n'aurais jamais rêvé à ça. C'est vrai qu'après Le matou, je me suis pris pour Superman! La tête m'a enflé un peu. Mais c'est passé depuis très longtemps! Je suis un homme assagi. Même si...» Il s'arrête un peu avant de continuer. «Effectivement, c'est un métier formidable. Mais je ne sais pas si je vais en écrire d'autres.»

Un des grands plaisirs d'écrire Les empocheurs, qui est aussi un roman d'apprentissage, aura été pour lui de replonger dans la jeunesse grâce à Jérôme, qui a la jeune vingtaine. Pense-t-il être encore capable de saisir comment un jeune pense?

«J'espère. Je voyage beaucoup en métro, je marche... Hier, j'étais dans la rue Laurier. En passant devant la terrasse d'un café, je vois un jeune couple. Le garçon se tourne vers la fille avec un sourire et l'embrasse; il est au ciel, ils sont au ciel tous les deux! C'est beau et ils ne savent pas, ils pensent que c'est ça, la vie. C'est ça pour l'instant... La vie passe. Alors ç'a été le grand plaisir d'écrire ce roman, balancé avec l'inquiétude que je ressens pour l'avenir du Québec. Les deux se retrouvent.»

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Les empocheurs. Yves Beauchemin. Québec Amérique, 410 pages.

Image fournie par Québec Amérique

Les empocheurs, d'Yves Beauchemin