Le chemin qui mène à la maison de Jacques Poulin, sur l'île d'Orléans, est une pente abrupte qui permet d'accéder à un étang recouvert de neige. Derrière, un cottage presque neuf s'élève. Dans cette lumineuse journée de janvier, tout paraît endormi. Jacques Poulin nous accueille sur le seuil, avec une grande gentillesse mâtinée de timidité.

Dans Un jukebox dans la tête, son nouveau roman qui sera en librairie mercredi, Jack Waterman, l'alter ego de Jacques Poulin, raconte comment le chalet de l'île d'Orléans est passé au feu. Cette histoire, comme bien des morceaux de la fiction de Poulin, a des racines profondément réelles. «J'avais une grande bibliothèque ici. Tout est passé au feu», se remémore-t-il. Il est revenu de faire des courses, avec une copine, et des rouleaux de fumée noire sortaient par la fenêtre arrière. Tout a brûlé, mais le propriétaire a reconstruit, en plus moderne. C'est là que vit et écrit Jacques Poulin, après avoir passé 16 ans à Paris et de nombreuses années dans le Vieux-Québec et dans le quartier Saint-Jean-Baptiste.

Au coeur du Faubourg

C'est justement dans la tour du Faubourg, rue Saint-Jean, que commence la nouvelle offrande de l'écrivain. Un jukebox dans la tête paraît, selon le rythme de production habituel de l'auteur, quatre ans après son précédent, L'homme de la Saskatchewan. On y retrouve Jack Waterman qui, alors qu'il prend l'ascenseur, rencontre une jolie rousse qui lui dit: «J'ai lu tous vos livres et... je vous ai fait une petite place dans mon coeur.» «Il m'est arrivé la même chose qu'au personnage. J'ai pris l'ascenseur, et une fille m'a dit: «Vous êtes Jacques Poulin?» Elle m'avait reconnu, même si je n'ai pas un visage connu. J'ai dit oui, et c'est là qu'elle m'a dit ça. Ça m'a beaucoup touché.»

C'est le point de départ de son nouveau roman, où Jack et Mélodie s'apprivoisent peu à peu à force de se raconter des bribes de leur vie. Au début du livre, Jacques Poulin a placé une citation d'Aristote: «[...] les choses qui en soi sont les objets de la mémoire sont toutes [...] aussi du domaine de l'imagination [...]».

«Disons que ce que j'essaie de faire, c'est de montrer qu'entre la mémoire et l'imagination, il y a un jeu d'échange. J'ai constaté à partir d'un certain moment en cours d'écriture que mes personnages alternaient leurs récits, et ça les rapprochait l'un de l'autre. Il m'a semblé que les propos d'Aristote étaient une belle illustration de ça», explique le romancier.

La réalité... transformée

Comme à l'habitude, de grands pans de la vie de Jacques Poulin se mêlent à l'histoire. «La fiction, c'est de la réalité transformée, plaide-t-il. On commence avec des choses qu'on a vécues, ou dont on a entendu parler, on s'en empare et on les transforme. Je pense que ça vient de la résilience de l'enfance en nous, qui fait qu'on transforme tout à cause de ce qu'on a vécu et qui est imprimé au plus profond de nous.»

Vrai qu'en apprenant à connaître Jack Waterman, on a l'impression aussi de connaître Jacques Poulin. Mais affirmer que l'un est l'autre n'est pas juste. Pour Poulin, Waterman a sa vie propre, même s'il lui ressemble sur certains points. Par exemple, même s'il n'affectionne pas beaucoup les entrevues, Poulin est beaucoup moins vindicatif que Waterman quand il parle des «écrivains médiatiques».

«Les livres doivent avoir la première place. Ça n'a pas d'importance, ce que l'écrivain mange le matin. J'ai constaté que la plupart des auteurs cherchent à être connus et quand ils sont connus, ils croient que leurs livres seront acceptés plus facilement. Moi, je trouve qu'il faut faire le contraire. Mais chacun peut faire comme il veut, je ne suis pas pour me mettre à exiger que tout le monde ne cherche pas à être connu. Jack Waterman, lui, s'emballe beaucoup sur des sujets comme ça», nuance l'auteur de Volkswagen Blues et Les grandes marées.

Alors que la discussion s'égrène tranquillement, un chat gratte à la porte du solarium. «C'est mon chat, Mine de rien.» Le même qui apparaît à la fin du roman. Son vrai nom au refuge Chats sans abri était Minette, mais Jacques Poulin lui en a trouvé un à la hauteur de son statut de compagnon d'écrivain. Mine de rien vient se frotter aux jambes de la journaliste, sans aucune gêne. «J'aime beaucoup les chats. Ils sont à la fois chaleureux et indépendants. Ce sont des qualités difficiles à trouver chez les humains», ajoute son maître.

Laisser sa trace

Tout, dans cette maison de campagne, respire la quiétude. Le grand solarium lumineux. Le silence du paysage d'hiver qui se déroule devant la maison. «Il y a toutes sortes de bestioles qui viennent, des chevreuils, des ratons laveurs, des moufettes, décrit l'écrivain, la mine réjouie. Mais la tranquillité, c'est toujours relatif», philosophe-t-il. Quand le concert des tondeuses se fait entendre, en été, il se réfugie dans une roulotte qu'il a installée plus loin dans les terres, sur le bord d'un petit lac. Là, c'est la paix assurée.

Son quinzième roman est déjà en chantier, et il ne s'arrête dans sa besogne que brièvement pour aider à lancer son nouveau livre. «Je n'ai pas de vue d'ensemble sur mon oeuvre, admet humblement Jacques Poulin. J'ai une copine qui connaît mieux mes livres que moi, et qui m'a déjà fait remarquer qu'un nouveau chapitre que je venais d'écrire était pareil à un autre dans un plus vieux livre. Elle avait tout à fait raison. J'avais décrit la même scène, avec le même titre, et j'avais oublié.»

Son amour du travail bien fait, par contre, ne le quitte jamais. «Je trouve qu'écrire des histoires, c'est ce qu'on peut faire de mieux», lance-t-il avec un grand sourire. Même si le temps file, l'auteur de 77 ans s'applique toujours à l'ouvrage, produisant un long manuscrit dont il retranchera près de la moitié pour aller à l'essentiel.

«J'essaie d'écrire le plus long possible pour avoir beaucoup de choses à enlever. Je mets toujours deux années d'écriture et deux années de correction. Et même, ce livre, quand on a fait une dernière révision, il y avait encore tant de petites choses à changer! Des faiblesses, des répétitions... Je pensais que le livre était prêt depuis longtemps, mais ce n'était pas vrai!»

Et avec l'âge qui avance, l'envie de laisser une trace le tenaille-t-elle? «La trace, c'est les livres qu'on a écrits, au fond. Si, parmi les livres que j'ai écrits, il y en a un qui tient le coup et que les gens continuent de le lire, ce sera bien. C'est comme si on ne disparaissait pas tout à fait», laisse-t-il tomber, tout doucement, avec un petit sourire entendu.

Un jukebox dans la tête

Jacques Poulin

Leméac, 144 pages

En librairie le 4 février