Moins d'un an après le succès de son roman Comme une bête (2012), l'auteure française Joy Sorman publie un bref roman étonnant à plus d'un titre: Lit national, une fiction inspirée par la résidence d'écrivain qu'elle a faite dans une fabrique artisanale de matelas. Un texte à la fois ferme et douillet, habité par l'insomnie, la conjugalité, le rêve, la mort, les contes...

En 2011, le département français de Seine-Saint-Denis approche Joy Sorman pour lui proposer de mener une résidence dans l'entreprise Lit national, à Pré-Saint-Gervais: depuis 1909, on y fait à la main des matelas sur mesure. Si le programme «Écrivains en Seine-Saint-Denis» s'adresse ainsi à la jeune auteure, c'est qu'elle a déjà signé Paris, gare du Nord (2011), qui relatait avec minutie et intensité le quotidien de la plus grande gare d'Europe, de ses artisans et usagers, et parce que son roman Comme une bête (2012) est une fiction campée dans l'univers de la boucherie, langue technique à l'appui.

«Quand on est écrivain, explique l'auteure de 39 ans, on a le souci de renouveler sa langue. Or, quand j'écris, j'ai l'impression que les mots sont huilés tant il y a de gens qui sont passés dessus avant moi! En allant voir du côté des lexiques techniques et des langues liées aux métiers et au savoir-faire, j'essaie de redécouvrir ma langue, un peu comme s'il s'agissait d'une langue étrangère, avec des mots qui ne sont pas encore usés jusqu'à la corde. Ce sont des terres vierges, des mondes inconnus... Et je trouve qu'il y a une charge poétique assez forte dans ces langues techniques: on ne comprend pas toujours le sens exact de ces mots, on y trouve donc du mystère, mais aussi des sonorités, quelque chose de musical, oui, de vraiment poétique.»

Joy Sorman accepte donc l'offre de Seine-Saint-Denis, et tous les mercredis, de septembre 2011 à juin 2012, elle va se rendre chez Lit national, regarder, interviewer et observer la quarantaine d'employés de la petite entreprise artisanale. «Au début, je pensais écrire un texte purement documentaire qui raconte la vie de l'entreprise, reprend-elle. Et puis, au fur et à mesure, j'ai eu envie de m'écarter de l'expérience documentaire. D'abord parce que j'avais peur de répéter ce que j'avais fait avec Paris, gare du Nord [écrit sur place en une semaine, à l'ordinateur]. Ensuite, je venais de terminer d'écrire Comme une bête, qui mêle vraiment la fiction et le documentaire, en allant vers la fable et le merveilleux. L'écriture du roman Lit national a donc été influencée par cette façon de déborder du reportage pour aller vers la pure imagination.»

C'est ainsi que naît le personnage de Louise, une femme âgée qui lègue à sa petite-fille son lit fait sur mesure chez Lit national. Le court roman s'ouvre justement sur le lit de mort de Louise. Sa petite-fille se fait narratrice pour remonter le fil de la vie de sa grand-mère à partir de ce legs «vertical», mais aussi pour s'interroger sur le sommeil, la vie à deux (le fameux lit conjugal), l'insomnie, le rêve, les nuits dans le train... Et pour réaliser que, dans tous les contes de fées où il y a un lit (La princesse au petit pois, La Belle au bois dormant, Boucle d'or, etc.), celui-ci est un lieu de vulnérabilité et surtout de danger.

JE EST UNE AUTRE

Si le roman Lit national est rédigé à la première personne, il n'a rien d'autobiographique... hormis les passages sur l'insomnie, où Joy Sorman a mis beaucoup d'elle-même, elle le reconnaît en riant.

Sinon, tout de Louise est inspiré des rencontres avec les artisans de l'entreprise de literie: «Le fait que Louise possédait une voiture de collection et qu'elle ait fait de l'aquagym, le rêve qu'elle relate ou ce qu'elle aime manger, l'idée qu'elle préfère les polars aux romans d'amour, tout cela, ce sont des salariés de l'entreprise qui me l'ont raconté. Tous les éléments psychologiques et biographiques qui constituent Louise sont des éléments piqués çà et là à des gens travaillant à Lit national!

«Je n'ai pas d'imagination, affirme Joy Sorman très simplement. Je lis beaucoup, je me documente et je rencontre. Ce qui m'inspire ressemble un peu au titre d'un des livres d'Emmanuel Carrère: D'autres vies que la mienne. J'ai vraiment besoin de m'appuyer sur des vies qui sont loin de moi. Des gens qui ne sont pas du tout dans ma sphère sociale, professionnelle, culturelle... C'est ça qui était bien, chez Lit national: côtoyer des couturières, des matelassières - et pour elles, c'était aussi étonnant de côtoyer une auteure! J'ai besoin de me décentrer, de m'arracher à mon monde d'écrivain parisien bourgeois en allant voir des gens qui me font respirer un autre air.»

PHOTOS À L'APPUI

Lit national est publié dans la collection Collatéral des éditions Bec en l'air, qui marie littérature et photographie contemporaine. Grâce aux photos de Frédéric Lecloux qui l'illustre, le livre n'est donc pas sans caractère documentaire: «En choisissant d'écrire une fiction, je m'en voulais un peu de ne pas témoigner de ces lieux qui sont assez extraordinaires, ces vieux ateliers à l'ancienne où rien n'est mécanisé, explique Joy Sorman. C'est l'éditrice qui a choisi le photographe une fois mon texte terminé. J'ai emmené Frédéric dans les ateliers et je l'ai présenté à tout le monde, et il a passé une semaine là-bas à photographier, il n'a lu mon texte qu'ensuite!»

De ces deux démarches résulte un livre étonnant, où on passe constamment de la fiction (admirablement écrite) au documentaire (photos extrêmement précises), comme d'un rêve à l'autre.

Toute auteure à succès qu'elle soit (Comme une bête a été retenu parmi les finalistes du Goncourt 2012), Joy Sorman gagne sa vie comme secrétaire de rédaction pour une publication à l'intention des mairies de France: «C'est peut-être pour cela que j'ai du mal à dire que je suis écrivain. Et puis, c'est un mot tellement chargé, en tout cas en France, un mot difficile à manier...» Mais écrivain elle est - elle a tout de même signé neuf ouvrages depuis 2005, dont six romans! Son prochain livre? «Il devrait tourner autour de l'univers du zoo et du cirque, des animaux. J'aimerais bien rencontrer des soigneurs...»

Extrait

«Un lit est destiné à être occupé et sa désertion est une anomalie qui nous déchire. Un lit et son corps ne peuvent se distinguer, le lit est une greffe, un organe riche de substances et d'histoires. Les lits vides sont toujours de mauvais présages - réminiscences de films, de tableaux, de photos. Lits vides de chambres d'hôpital, lits vides de maisons bombardées ou abandonnées, d'hôtels meublés payables à la semaine. [...] Pourquoi ne m'a-t-on pas proposé d'hériter plutôt de la commode? Pourquoi ce maudit lit? J'y mettrai le feu, je l'oublierai dans un garde-meuble, je le revendrai, je le donnerai au premier venu. Ma mère croit qu'il suffit de changer les draps pour tout effacer. Mais dans le matelas se sont incrustés les acariens du désastre.»