Comment résumer une vie? Comment une vie peut-elle être comprise sinon par les émotions? Qu'est-ce que l'éternité si ce n'est plus un rêve? Dans son troisième roman, Jean-Simon DesRochers redéfinit à sa façon l'anticipation et propose à son lecteur un voyage qui s'avère une étonnante expérience de la dilatation du temps. Et qu'on doit lire d'une traite comme on descend un shooter, selon son auteur.

Un roman d'anticipation? Cela ne nous étonne pas vraiment de la part de Jean-Simon DesRochers qui, en entrevue, est toujours dans le futur, deux ou trois livres plus loin que celui qu'il vient de publier. Il ne fait pas partie de ces écrivains qui peinent à lâcher leur «bébé», ni de ceux qui répugnent à parler de leurs projets à venir. En quelque sorte, il est toujours «ailleurs», mais complètement dans son oeuvre qui compte à présent deux recueils de poésie (L'obéissance impure, Parle seul), trois romans, La canicule des pauvres, Le sablier des solitudes et ce tout nouveau Demain sera sans rêves, ainsi que moult nominations - Prix du Gouverneur général, Prix littéraire des collégiens, Prix des libraires, Grand Prix littéraire Archambault.

«Je ne m'arrête jamais, dit ce littéraire fébrile. Tous mes livres sont nés d'un livre et plus ça avance, plus ils naissent de mes propres livres. C'est le plaisir d'avoir une oeuvre. J'ai tant d'autres livres en tête, le prochain fera la synthèse des précédents, je travaille sur une trilogie, j'ai écrit un scénario avec Guy Édoin, j'ai ma thèse de doctorat, des projets d'essais... Mais dans mon oeuvre, je vais jouer sur une mythologie que je crée sans nécessairement faire une arborescence à la Rougon-Macquart, une oeuvre qui s'alimente d'elle-même plutôt que de s'alimenter de mes obsessions qui seront toujours les miennes et qui se recouperaient d'une manière ou d'une autre.»

Demain sera sans rêves est beaucoup plus court et contient beaucoup moins de personnages que ses deux précédents romans «polyphoniques», mais cela ne veut pas dire qu'il est moins dense. Au contraire. C'est une condensation extrême, à l'image de l'expérience de Marc qui ouvre le roman. Un étudiant brillant qui décide de se suicider, et qui, au moment ultime, ne voit pas seulement sa vie passée se dérouler devant ses yeux, selon le cliché, mais les vies de son frère, Carl, et de deux amies, Catherine et Myriam. Sauf que dans leurs cas, c'est leurs vies futures qu'il voit, ou plutôt qu'il reçoit, grâce à une technologie de transfert des souvenirs dans l'espace-temps.

Science-fiction? Plus ou moins. La science est ici un prétexte à l'exploration narrative. Nous restons dans l'univers de DesRochers, qui nous a habitués à visiter les corps et les esprits de ses nombreux personnages pour lesquels il entretient une passion. Cette fois, mise en abîme, l'un de ses personnages vit un peu ce qu'il fait vivre au lecteur depuis le début. «Tous mes romans sont de vieux fantasmes que je traîne depuis longtemps. Oui, celui-ci appartient à la science-fiction, parce que j'ai besoin d'un gadget, mais en même temps, le rapport à la technologie, on s'en sacre. C'est un rapport d'utilisateur. Je voulais créer une évolution de la société avec cette possibilité d'archiver nos mémoires et de les projeter dans une conscience précise, ce qui me permettait de jouer au niveau narratif.»

Paraît-il que le cahier de création de Demain sera sans rêves est beaucoup plus volumineux que le roman lui-même. Nous sommes Marc, nous sommes les consciences qu'il reçoit, mais cet avenir fantasmé appartient à DesRochers qui nous en donne des aperçus fascinants. L'écrivain fait beaucoup de recherches, notamment sur l'hétérophénoménologie («la science de la compréhension de la sensation des autres», résume-t-il), pour son propre plaisir, et pour sa thèse, car ce roman devait être au départ sa thèse en création littéraire. «Ça nourrit mon imaginaire. Percevoir ce que l'autre perçoit, c'est un peu la problématique de la Canicule des pauvres, du Sablier des solitudes. Ça m'a pris beaucoup de temps pour savoir comment parler de ce livre. C'est mon grand problème, car ma connaissance de l'univers du livre est infiniment plus grande que ce que le livre révèle. On y sent que le futur ne va pas en s'améliorant. Et que la seule possibilité devant la potentielle disparition de l'être humain est une vie parallèle. La technologie qu'on y entrevoit est le début d'une possibilité. Catherine nous laisse entrevoir qu'on a découvert des choses, que le paradis n'est pas vraiment ce qu'on pense. La grande question est: est-ce que Marc meurt vraiment?»

Sensations et émotions

Il n'y a rien de froid et d'intello dans les romans de DesRochers, sinon sa méthode personnelle. Car ce qui relie Marc, Carl, Catherine et Myriam, ce sont leurs sensations et leurs émotions. Marc dont on saura peu de choses, puisqu'il est le récepteur des autres. De Carl, son frère, qui, pour comprendre le geste de Marc, poursuivra ses études en se découvrant des habiletés intellectuelles qu'il ignorait, de Myriam, qui deviendra astronaute et de Catherine, éternelle abîmée de la vie mais d'une superbe résilience, qui traversera le futur siècle, où se profile le pire et le meilleur - n'en a-t-il pas toujours été ainsi, d'ailleurs? «C'est un roman formaliste dans sa conception qui, j'espère, ne l'est pas trop dans le résultat! C'est l'émotion qui fragmente la mémoire. Le lien émotif qui traverse le livre d'un personnage à l'autre est conducteur, si bien qu'il y a une linéarité qui s'installe malgré l'absence de temporalité linéaire. C'est une temporalité hors du temps. C'est de la littérature.»

Ça, sans aucun doute. Demain sera sans rêves nous rapproche plus de la poésie que de la science-fiction, en fait, par son style fragmenté et condensé au maximum. Un alcool fort qui procure une certaine ivresse, pour ne pas dire le vertige. Une expérience qui, au contraire du titre du roman, procure un lendemain de cuite rempli de rêves étranges...

Extrait Demain sera sans rêve

«Yeux fermés, scellés par un mouvement qui ne pourrait venir de votre conscience. Devant, comme un fantôme, votre frère. Il vous parle. Carl... Vos lèvres refusent de bouger, vos muscles sont de pierre. Carl, qu'est-ce qui se passe, pourquoi tu pleures ? Tu dois comprendre. Je peux pas t'entendre. Ça fonctionne juste dans un sens. ''De quoi il parle ? Marc, ça fait soixanteseize ans que t'es mort... Autant d'années que je me demande pourquoi t'as fait ça...'' L'image de votre frère se dissipe et revient. Catherine et Myriam, elles ont accepté. C'est une technique qu'on maîtrise mal, mais on sait que ça fonctionne. Comme ça, tu verras un peu ce qu'on a vécu ; ce que t'as manqué. Prends ça comme un cadeau impossible. Nos vies, nos mémoires...'' Un sanglot le force à éclaircir sa voix. Ça va commencer bientôt. Je t'aime, grand frère. Je t'aime.''»

Demain sera sans rêve. Jean-Simon DesRochers. Les Herbes Rouges, 131 pages.