Les auteurs québécois sont de plus en plus nombreux à atterrir dans les librairies de l'Hexagone. Et ils pourraient l'être encore plus, à voir les récentes initiatives d'éditeurs québécois. Quels défis doivent-ils surmonter pour traverser l'Atlantique? Regard sur une invasion espérée.

Vendre ou diffuser?

Pour bon nombre d'éditeurs québécois, la France a longtemps été considérée comme un marché d'exportation où l'on essayait de vendre des titres au prix des mêmes efforts - et avec l'aide d'agents - que pour les droits de traduction.

«Les livres français se retrouvent dans les librairies québécoises et partout ailleurs dans la francophonie, mais les livres québécois, eux, n'étaient pas dans les librairies françaises, belges ou suisses», déplore Simon Philippe Turcot, directeur et éditeur de La Peuplade.

La situation prévalait du moins jusqu'à ce jour, puisqu'une toute récente entente avec un diffuseur-distributeur de Paris permettra désormais à La Peuplade de voir ses livres aboutir directement sur les rayons des librairies outre-Atlantique.

«Notre catalogue entier va maintenant être distribué en France, comme en Belgique et en Suisse, en même temps qu'au Québec. Nos auteurs vont ainsi avoir accès à une carrière internationale dans la francophonie. Comme on fait aussi de la traduction, ça devient notre devoir de faire voyager ces livres et de les rendre disponibles partout.»

Rodney Saint-Éloi, éditeur de la maison Mémoire d'encrier, qui vient elle aussi de s'allier à un diffuseur français, abonde dans le même sens. Selon lui, l'éditeur est «un découvreur» qui a la mission de faire connaître les auteurs qu'il publie.

«Avoir un distributeur en France permet de faciliter les rencontres avec les libraires et de développer une stratégie.»

«On est actuellement dans une phase d'expansion francophone en Europe pour donner la chance à nos auteurs d'être en librairie en France. On publie des auteurs qui abordent des questions pouvant intéresser les lecteurs de partout», explique-t-il.

Selon Rodney Saint-Éloi, la vente des droits privait d'un côté le lecteur du catalogue entier de la maison et, de l'autre, l'éditeur d'origine d'une certaine forme de visibilité.

Il donne l'exemple de La femme tombée du ciel, roman de Thomas King paru en France chez Philippe Rey, qui avait fait l'objet d'un long article dans Le Monde sans que soit jamais cité le nom de Mémoire d'encrier, pourtant le premier éditeur à l'avoir publié en français.

Tous les éditeurs ne choisissent pourtant pas de diffuser directement leurs livres de l'autre côté de l'Atlantique, continuant de faire affaire avec des agents. Antoine Tanguay, des éditions Alto, est l'un de ceux-ci.

«En cédant les droits d'édition des romans d'auteurs québécois que je publie en France, je leur ai ouvert une fenêtre [...] Et puis les éditeurs [chez qui ils sont publiés] sont devenus des collègues avec qui je partage un intérêt pour la littérature mondiale et, au fil des ans, j'ai pu publier certains de leurs auteurs. C'est un réel dialogue.»

Un intérêt accru?

Avec la prolifération des agents qui défendent les auteurs québécois dans l'Hexagone, Simon Philippe Turcot croit que les éditeurs français font peut-être preuve de plus d'ouverture aujourd'hui face à la littérature québécoise qu'il y a 10 ans. Malgré tout, certains titres n'ont pas réussi à trouver preneur en France dans le passé alors qu'ils avaient le potentiel, selon lui, de survivre dans ce marché hautement concurrentiel.

L'auteur David Goudreault, qui anime des soirées de slam poésie depuis plusieurs années en France et y sera publié au printemps prochain, constate pour sa part que les Français sont «friands de québécois». 

«Je crois qu'ils ont compris qu'on ne parle pas le même français [rires], mais on se comprend et notre français est aussi intéressant que le leur. Je pense que ça va au-delà de la curiosité folklorique ou de l'exotisme de l'accent québécois.»

«Si on dresse un portrait de la représentation des auteurs d'ici dans l'Hexagone, ajoute Antoine Tanguay, force est de constater que nous rayonnons beaucoup plus qu'avant et que les succès des Jocelyne Saucier chez Denoël, Audrée Wilhelmy chez Grasset, Anaïs Barbeau-Lavalette au Livre de poche ou celui, impressionnant, de Larry Tremblay chez Folio - il faut dire que quinze prix internationaux, ça aide! - et l'ouverture de plusieurs maisons comme Flammarion [où a été publié L'année la plus longue de Daniel Grenier] sont des signes encourageants.»

Il reste qu'à son avis, il y a encore «du travail à accomplir et des préjugés tenaces à détruire à grands coups de ceinture fléchée et de lampées de caribou». Ainsi, souhaite-t-il, peut-être un jour n'aurons-nous plus droit à des titres qui contiennent les mots «tabernak [sic], froid ou orignal» lorsqu'on évoque des oeuvres québécoises dans les médias français.

Des succès québécois dans l'Hexagone

Bon nombre de Québécois ont été publiés dans de grandes maisons françaises au cours des dernières années - Dominique Fortier aux Escales, Catherine Leroux chez Denoël ou encore Audrée Wilhelmy chez Grasset. Même sans enregistrer à tout coup des ventes explosives - à l'image de La femme qui fuit d'Anaïs Barbeau-Lavalette (63 000 exemplaires), certains auteurs ont bénéficié de tirages enviables. Le roman Six degrés de liberté, de Nicolas Dickner, a été publié à plus de 8000 exemplaires aux éditions du Seuil et sera repris chez Points le printemps prochain. «C'est déjà rare qu'un auteur d'ici soit publié en France, encore plus chez Points», se réjouit l'éditeur d'Alto Antoine Tanguay. Karoline Georges sera, quant à elle, la première Canadienne à entrer au catalogue de Folio SF en 2018. «C'est un rêve qui se réalise», ajoute-t-il.

Photo achives, La Tribune

L'auteur David Goudreault, qui anime des soirées de slam poésie depuis plusieurs années en France et y sera publié au printemps prochain, constate pour sa part que les Français sont «friands de québécois».

Adapter pour les lecteurs français

C'est souvent après avoir subi une légère métamorphose que les romans québécois achetés par une maison d'édition française finissent par être publiés. 

L'auteur David Goudreault, dont le premier roman, La bête à sa mère (paru au Québec chez Stanké), paraîtra chez le français Philippe Rey le printemps prochain, souligne que sa contribution à l'adaptation française sera minimale, l'éditeur désirant conserver les québécismes.

«C'est sûr qu'il y aura un travail à quatre mains qui sera fait, mais toujours en ayant en tête cette idée de présenter une oeuvre québécoise», indique-t-il.

«L'éditeur [Philippe Rey] m'a dit que même s'il y a des québécismes dans le livre, les lecteurs français sont capables de comprendre l'essentiel de l'histoire, rapporte David Goudreault. Vouloir absolument mettre les équivalents parigots enlèverait finalement de la force au roman. On va donc s'assurer qu'il n'y a rien qui freine la compréhension, mais on va faire confiance au lecteur, qui est capable d'aller chercher l'information si elle lui manque ou de goûter la différence linguistique sans s'y accrocher.»

Légères retouches 

Antoine Tanguay, qui a vendu de nombreux titres parus chez Alto dans l'Hexagone, précise que les oeuvres québécoises sont «légèrement revues la plupart du temps», même si certaines suggestions peuvent faire sourire ou grincer des dents à son avis. «Ainsi, Christine Eddie a vu ses personnages évoluer dans un "loft" devenu un "open space". Mais on ne changera pas l'usage particulier de la langue que nous et nos cousins partageons», dit-il.

L'auteur Nicolas Dickner confirme avoir travaillé sur plusieurs retouches au texte de son roman Six degrés de liberté, initialement publié chez Alto en 2015 et paru cette année aux Éditions du Seuil. «Mais la plupart étaient simples et raisonnables, et tout s'est déroulé de manière cordiale», note-t-il.

Le cas des anglicismes était particulièrement intéressant, ajoute-t-il. «[Certains changements] ont renforcé ma conviction personnelle que les Français n'utilisent pas plus ou moins d'anglicismes que nous, mais simplement des anglicismes différents.»

Des versions retouchées

Voici quelques exemples de modifications apportées au texte original de Six degrés de liberté de Nicolas Dickner.

Acronymes

Le texte original contient beaucoup de sigles et d'acronymes, dont plusieurs renvoient à des réalités québécoises ou nord-américaines (BLT, SPVM, GRC, CLSC, SQ, LNH...). Il a souvent suffi de les déplier pour les rendre compréhensibles, explique Nicolas Dickner.

Québécismes

«Certains mots ou expressions typiques du Québec leur étaient évidemment incompréhensibles, explique l'auteur. Dans certains cas, j'ai fait valoir que le contexte permettait de comprendre le sens de l'original. Par exemple: "passer la vadrouille sur le plancher" n'a pas besoin d'être traduit en "passer la serpillière sur le plancher".» Lorsque le contexte ne suffisait pas, il a fallu chercher des équivalents. «Nique à feu» est donc devenu «taudis», et «cogner des clous» a été remplacé par «somnoler». Il a parfois suffi d'ajouter une précision. «Le compromis garde une certaine couleur locale, tout en devenant plus compréhensible», précise l'auteur. Ainsi, «trois et demie» s'est transformé en «trois-pièces et demie» (et non «trois-pièces-cuisine», comme on aurait dit en France).

Anglicismes

Certains termes en français ont dû être convertis en anglais: 

- «coton ouaté» = «sweatshirt»

- «service au volant» = «drive-in»

D'autres, en anglais, ont dû au contraire être convertis en français: 

- «bag lady» = «clocharde»

- «tie-wrap» = «menottes en plastique»

- «duct tape» = « uban adhésif»

PHOTO ROBERT SKINNER, archives LA PRESSE

Antoine Tanguay, qui a vendu de nombreux titres parus chez Alto dans l'Hexagone, précise que les oeuvres québécoises sont «légèrement revues la plupart du temps», même si certaines suggestions peuvent faire sourire ou grincer des dents à son avis.