Le 6 avril marquera le 25e anniversaire de la mort d'Isaac Asimov, véritable icône de la littérature de science-fiction. Longtemps associé aux nerds à lunettes, ce genre littéraire revient au goût du jour grâce au succès du cinéaste Denis Villeneuve. Incursion dans cet univers parallèle.

Une littérature d'idées

Les fans de science-fiction ne sont peut-être pas très nombreux, mais ils sont passionnés. Parlez-en à Jean Pettigrew, directeur de la revue Solaris et des éditions Alire, le centre de gravité de la scifi québécoise. M. Pettigrew est intarissable quand on lui demande de parler de ce genre littéraire qu'il qualifie lui-même de difficile.

« Il n'y a pas grand monde qui connaît ça, reconnaît l'éditeur. Ça prend des bases, une culture. Même aux États-Unis, les plus grands écrivains vendent 50 000 exemplaires, l'équivalent de la poésie ici. »

« C'est une littérature d'idées, ajoute l'écrivain Samuel Archibald, adepte du genre qui l'enseigne à ses étudiants en études littéraires à l'UQAM. Au départ, la science-fiction était basée sur des exigences scientifiques, mais à partir des années 60-70, l'aspect sociologique a pris le dessus. »

C'est justement cet aspect qui intéresse Catherine Côté, étudiante au doctorat en littérature à l'UQAM. Elle dit avoir découvert la science-fiction grâce à son père, qui lisait Clarke, Asimov, Dick... « J'aime ce genre parce qu'il utilise des moyens détournés pour parler de nous, de notre société », précise-t-elle.

« C'est la seule littérature qui permet de s'extraire de notre société pour faire l'expérience d'une autre », mentionne Jean Pettigrew.

C'est toutefois un genre difficile à pratiquer, note Samuel Archibald. « On a l'impression ces temps-ci de vivre, et même d'avoir dépassé, les temporalités présentées dans certaines oeuvres phares, explique-t-il. Pensons seulement à 2001 : l'odyssée de l'espace... Nous sommes en 2017. Là, on assiste à un retour de la science-fiction au grand et au petit écran, mais on n'est plus dans les projections futuristes. Si on prend l'exemple de Black Mirror, c'est un futur juste un peu décalé qui ressemble à aujourd'hui. »

De Frankenstein aux robots



À quand remonte la première oeuvre de science-fiction ? Les avis sont partagés. Pour le professeur de littérature de l'Université Laval Richard St-Gelais, il faut remonter au XVIIe siècle. Selon lui, le premier auteur de science-fiction serait... Cyrano de Bergerac. « Pas le personnage de Rostand, mais le vrai Cyrano qui a existé et qui a décrit un voyage dans la Lune [dans L'autre monde] », précise-t-il.

Pour Jean Pettigrew, le premier roman du genre serait plutôt Frankenstein de Mary Shelley, publié en 1818. « La science-fiction apparaît quand tous les besoins de base sont comblés et que la société entreprend d'évoluer, de s'améliorer, explique-t-il. C'est le cas de Frankenstein, qui paraît en Angleterre au début de la révolution industrielle. »

« Au Québec, il faut attendre les années 60 et la Révolution tranquille pour voir apparaître une production importante d'oeuvres de science-fiction. »

Parmi les anciens qui ont posé les premières pierres de l'édifice, il y a bien entendu Isaac Asimov et Arthur C. Clarke. « La difficulté avec la science-fiction, c'est que ça se construit comme une maison, note Jean Pettigrew. On commence avec les fondations, puis on ajoute des briques, on poursuit ce que les autres ont entrepris. La journée où quelqu'un a inventé le désintégrateur, les autres auteurs l'ont repris. Ce n'est pas du plagiat, on raffine plutôt des concepts, on pousse toujours un peu plus loin, alors que dans la littérature générale, on refait ce qui a déjà été fait, mais autrement. »

Trump et Darth Vader, même combat ?



Isabelle Lacroix se décrit comme une fan finie de science-fiction. La directrice de l'École de politique appliquée de l'Université de Sherbrooke s'est intéressée très jeune à ce genre littéraire parce que, dit-elle, « il y avait de l'envergure. On voulait sauver l'humanité, défendre des galaxies. Ça permettait de sortir de la quotidienneté ».

Aujourd'hui, Isabelle Lacroix utilise la science-fiction dans ses cours de politique. « Je m'intéresse surtout à la science-fiction grand public et à la représentation qu'on y fait des institutions américaines, explique celle qui a dirigé l'ouvrage D'Asimov à Star Wars - Représentations politiques dans la science-fiction, avec la politologue Karine Prémont. « Je suis fascinée par la façon qu'ont les auteurs de représenter le vivre-ensemble. C'est parfois très caricatural ou alors très dur. » Un bon exemple, selon elle, sont les chevaliers Jedi dans Star Wars. « Ils n'ont pas été élus, ils ont été nommés et ils ont tous les pouvoirs. D'un point de vue démocratique, c'est épeurant. » Elle cite aussi la série Star Trek, dans laquelle on présente une société dirigée par une élite militaire.

« Je crois que la science-fiction est un excellent outil pour engager une conversation sur des enjeux intemporels. »

Le Québec, société distincte



Chaque année, le Congrès Boréal réunit le petit milieu de la science-fiction, de l'horreur et du fantastique québécois, un noyau dur de quelques centaines de personnes. On en profite pour remettre des prix qui soulignent la qualité des oeuvres québécoises et canadiennes de langue française.

Or, le Québec peut compter sur une production littéraire de très grande qualité. « On a de bonnes plumes au Québec qui ont leur place aux côtés des plus grands auteurs américains », croit Jean Pettigrew qui s'apprête à publier d'ici quelques semaines le Petit guide de la science-fiction au Québec, un ouvrage rédigé par un autre pilier du genre, l'auteur Jean-Louis Trudel.

Parmi les stars de la scifi québécoise, on compte plusieurs femmes, comme Élisabeth Vonarburg et Esther Rochon, deux auteures dont la réputation dépasse les frontières du pays. Les livres de Sylvie Bérard et de Michèle Laframboise connaissent aussi une belle popularité. « C'est une particularité du Québec, la moitié des auteurs de science-fiction sont des femmes et elles représentent 60 % des femmes auteures de science-fiction dans le monde », souligne Jean Pettigrew.

« La production québécoise profite du fait que nous sommes au confluent des cultures européenne et américaine », explique Richard St-Gelais, professeur de littérature.

« Aux Américains, nous avons emprunté l'extrapolation et aux Européens, le souci de la qualité littéraire », dit M. St-Gelais.

Quant à la relève, elle serait en bonne santé, note Samuel Archibald. « Aujourd'hui, on est plus dans un mélange de fantaisie, d'horreur et de science-fiction, observe l'écrivain qui travaille lui-même à l'écriture d'un roman qui fera une large place au fantastique. Je surveille ce que fait Ariane Gélinas, par exemple. Il y a aussi Grégoire Courtois et son Suréquipée. Et j'ai bien hâte de voir ce que va faire Stéphane Larue (auteur du roman à succès Le plongeur), qui capote sur la science-fiction et qui a un projet de livre dans ses tiroirs. »

L'effet Denis Villeneuve

ArrivalBlade RunnerDune. Les oeuvres auxquelles s'attaque le cinéaste Denis Villeneuve, jusqu'ici avec succès, braquent les projecteurs sur la littérature de science-fiction. Assisterons-nous à une renaissance ?

Tout le monde est d'accord, le cinéaste québécois Denis Villeneuve redonne ses lettres de noblesse à la littérature de science-fiction avec sa brillante adaptation de Story of Your Life, nouvelle de Ted Chiang parue en 1998.

« C'est clair qu'en ce moment, il est en train de ressusciter le genre à lui tout seul », lance l'écrivain Samuel Archibald.

« Le cas Villeneuve est intéressant, reconnaît Jean Pettigrew, directeur de la revue Solariset des éditions Alire. Le film Arrival (Premier contact en français) était exceptionnel. Ils sont rares, les bons films tirés d'une oeuvre littéraire. On voit que c'est quelqu'un qui connaît la science-fiction, c'est une oeuvre qui va loin dans les concepts. »

Cérébral et humain

Même son de cloche du côté de Samuel Archibald. « C'est un cinéaste de science-fiction très littéraire, un peu comme Duncan Jones, le fils de David Bowie, qui avait tourné Moonen 2009. Ça me rappelle la littérature de science-fiction des années 70. À la fois très cérébrale et très humaine. »

« Le fait qu'il tourne une suite à Blade Runner va attirer l'attention sur ce genre, croit pour sa part Richard St-Gelais, professeur de littérature à l'Université Laval. On va peut-être voir un effet d'entraînement, mais à mon avis, il est trop tôt pour le dire. »

« Là où ça me frustre, ajoute Jean Pettigrew, c'est qu'il y a des oeuvres importantes au Québec qu'on ne tournera jamais au cinéma. Tout le monde rêve d'en faire, on a des ouvrages forts, mais on n'a pas les sous. La science-fiction est une littérature d'idées et de concepts qui ne passe malheureusement pas auprès des organismes subventionnaires québécois. »