Le cofondateur des librairies Renaud-Bray, mort hier à l'âge de 77 ans, était un visionnaire connu pour son franc-parler, un passionné qui a grandement contribué à la promotion du livre québécois. Témoignages.

C'est une évidence, Pierre Renaud ne laissait personne indifférent. Cofondateur avec Edmond Bray des librairies Renaud-Bray en 1965, l'homme d'affaires avait une forte personnalité et ne se gênait pas pour dire ce qu'il pensait. «Il aimait bien nous brasser la cage», affirme Richard Prieur, directeur général de l'Association nationale des éditeurs de livres (ANEL).

En un demi-siècle de carrière, on peut dire qu'il a bousculé bien des gens et des certitudes dans le milieu du livre québécois.

Mais ce qu'on retient avant tout de Pierre Renaud, c'est son amour des livres.

Il avait débuté dans le métier en 1964, avec l'ouverture d'une première librairie dans Côte-des-Neiges, à l'adresse actuelle d'Olivieri, que son fils Blaise, qui lui a succédé en 2012, vient de sauver de la faillite. «Déjà, il avait une vision large de ce que devait être une librairie, affirme Robert Leroux, copropriétaire de la librairie Alire, à Longueuil. Outre les livres, il vendait des disques, des objets importés d'Europe qu'on ne trouvait pas ailleurs. Quand j'y allais le dimanche après-midi, il était toujours là. Il travaillait fort.»

«C'était quelqu'un pour qui le métier de libraire avait de l'importance, ajoute Jeanne Lemire, directrice de la librairie Paulines. Toute sa vie, il a travaillé pour être un libraire compétent. Et il était capable de prendre des risques.»

Défenseur des livres québécois

On dit de Pierre Renaud qu'il a bataillé fort toute sa vie pour faire une place aux livres québécois. C'était un grand lecteur qui appréciait particulièrement les essais. «Quand il aimait un livre, tout le monde devait l'acheter sous peine d'être exclu», se souvient en riant Pascal Assathiany, grand patron des Éditions du Boréal et de Dimédia.

«C'était un homme qui essayait des choses, souligne pour sa part Richard Prieur, de l'ANEL. 

«Il a largement contribué à la diffusion de la littérature québécoise, dont les parts de marché étaient d'environ 15 % dans les années 70. Aujourd'hui, ça tourne autour de 40 %, et on peut dire que Pierre Renaud a joué un rôle là-dedans.»

«Quand il aimait un livre, il le défendait, il ne lâchait pas le morceau, rappelle pour sa part Lise Bergevin, directrice générale des Éditions Leméac, qui le connaissait depuis une quarantaine d'années. Sans lui, le milieu de l'édition québécoise ne serait pas ce qu'il est.»

«Il jouait un rôle important, les éditeurs et les auteurs le consultaient souvent pour avoir son avis », affirme quant à lui Jacques Fortin, président-fondateur des Éditions Québec Amérique, qui l'a beaucoup côtoyé dans les années 90 et 2000. Il avait une très bonne lecture du marché.»

Même chez les plus jeunes qui, comme Karine Fafard, directrice générale de l'Association des librairies indépendantes du Québec, ne l'ont pas connu, le nom de Pierre Renaud signifie quelque chose de positif pour l'industrie du livre québécois. «Ce que je retiens, c'est qu'il a grandement participé à la démocratisation de la lecture et à un plus grand accès aux livres québécois», note la jeune femme.

Défenseur du prix unique

Très impliqué dans son milieu, Pierre Renaud a siégé à plusieurs associations et comités sectoriels. «Il avait une opinion sur plein de choses, note Robert Leroux, qui a occupé la présidence de l'Association des libraires du Québec de 1997 à 1999. À cette époque, il m'appelait un ou deux matins par semaine pour partager avec moi les idées qu'il avait probablement eues pendant la nuit. J'ai l'impression qu'il ne dormait pas beaucoup.»

Alors qu'il était lui-même président de l'Association des libraires, au début des années 80, Pierre Renaud avait démissionné de son poste avec fracas, puis, rompant avec les règles non écrites du milieu, avait réduit le prix de ses livres de 20 %, une mesure jugée suicidaire par plusieurs. «C'était l'époque de l'arrivée du Club Price, raconte Robert Leroux. Il voulait imiter la FNAC. Plus tard, il a changé d'idée et il est devenu un ardent défenseur du prix unique. Il aurait voulu que le prix soit imprimé sur le livre, comme en France. À partir de ce moment-là, il n'a plus jamais touché au prix des livres, et c'est demeuré une politique dans ses librairies.»

Un parcours en montagnes russes

On dit de Pierre Renaud que c'était un homme d'instinct. «Il était tout sauf formaté, note Pascal Assathiany, qui l'a connu en 1973. Il n'était pas comme ces diplômés des écoles de commerce qui sortent avec leur petit manuel, c'était un homme d'intuition.»

Une intuition qui lui a souri (la chaîne Renaud-Bray compte aujourd'hui 46 succursales), mais qui l'a aussi trompé. Au milieu des années 90, Pierre Renaud a ouvert plusieurs nouvelles succursales, dont une à Toronto. Elle fermera ses portes quelques mois plus tard. De l'aveu de tous, l'échec de l'aventure ontarienne aura été douloureux pour l'homme d'affaires, qui s'est placé sous la protection de la Loi sur la faillite peu de temps après. L'entreprise a toutefois été sauvée grâce à l'aide de plusieurs acteurs du milieu du livre et des investissements d'institutions comme la SODEC et le Fonds de solidarité FTQ.

«Il a commis des bêtises majeures, mais il était capable de le reconnaître, rappelle Pascal Assathiany. C'était un être attachant qui avait un certain charisme, et si je devais garder une image de lui, c'est celle-ci: au plus fort de la crise, alors qu'il frôlait la faillite, qu'il devait assister à une assemblée de créanciers et de fiscalistes et que la pression était énorme, il a disparu... On le cherchait partout pour une réunion. On l'a retrouvé au fond de son magasin, en grande conversation avec une cliente à qui il tentait de vendre un bouquin. C'était ça, Pierre: une certaine inconscience, mais un vrai passionné des livres.»

La construction d'un empire

1964: Pierre Renaud ouvre sa première librairie, chemin de la Côte-des-Neiges, à Montréal.

1965: Pierre Renaud s'associe à Edmond Bray. Leurs deux librairies fusionnent et portent le nom de Renaud-Bray.

1971: Pierre Renaud devient l'unique propriétaire de Renaud-Bray.

1989-1995: Ouverture de plusieurs succursales à Montréal, ainsi qu'une à Toronto, qui sera un échec. En 1995, on évalue la dette de l'entreprise à 7 millions.

1996: Période de turbulence pour la chaîne, qui se place sous la protection de la Loi sur la faillite. Elle possède alors six librairies. Renaud-Bray ferme deux succursales. En juillet, le Fonds de solidarité FTQ investit 1,7 million dans la chaîne, détenant ainsi 49 % des actifs, le reste appartenant à Pierre Renaud, qui remboursera ses créanciers au tiers.

1998: Mort du cofondateur de Renaud-Bray, Edmond Bray. La chaîne lance sa désormais célèbre étiquette «Coup de coeur Renaud-Bray».

1999: Renaud-Bray fusionne avec les 15 librairies Garneau et achète les trois librairies Champigny à Montréal. Ce nouveau réseau de librairies, dans lequel le Fonds de solidarité FTQ a injecté 3 millions et la SODEC, 1,5 million, compte maintenant 23 points de vente et un chiffre d'affaires de 57 millions. Le groupe de Pierre Renaud détient 51 % des actions votantes; Sogides, 20 %; le Fonds de solidarité, 20 % et la SODEC, 9 %.

2005: Pierre Renaud lance un programme d'expansion à Montréal et au Québec, dans le but d'augmenter de 60 % le nombre de librairies Renaud-Bray. En novembre, les employés syndiqués votent un mandat de grève. Un lock-out est décrété dans 11 succursales. Une entente de principe est conclue en décembre.

2007: Pierre Renaud est fait Chevalier de l'Ordre de la Pléiade par l'Assemblée parlementaire de la Francophonie.

2009: Ouverture d'un centre de distribution de 40 000 pieds carrés pour desservir le site web de Renaud-Bray.

2011: Blaise Renaud, fils de Pierre Renaud, devient directeur général de Renaud-Bray. Il deviendra PDG en 2012.

2015: Renaud-Bray fait l'acquisition du groupe Archambault, qui compte 14 magasins, ainsi que de son portail web et de la librairie anglophone Paragraphe. La chaîne possède alors 46 succursales, a un chiffre d'affaires de 250 millions et contrôlerait 35 % du marché du livre, selon l'Association des libraires.

2016: Renaud-Bray achète la librairie Olivieri. Mort du fondateur, Pierre Renaud.

Photo Pierre Côté, archives La Presse

Pierre Renaud en 1990.