Entrevues télévisées, séances de signature et honneurs de tous genres... Anthony Doerr plane depuis qu'il a remporté le prestigieux prix Pulitzer, en avril, pour son deuxième roman. Un pavé de 600 pages auquel il a consacré 10 ans de sa vie.

Toute la lumière que nous ne pouvons voir devait être ce roman que « personne n'allait lire ». Un projet fou et terriblement « compliqué » - deux romans en un, de son propre aveu -, né tout d'abord d'une passion pour la radio, et dont la majeure partie de l'intrigue se situe à Saint-Malo.

La ville bretonne, Anthony Doerr l'avait découverte en 2006, lors du festival Étonnants voyageurs. Ses remparts l'ont immédiatement charmé. Durant ses longues années d'écriture, il y est retourné plusieurs fois, fasciné par son histoire mouvementée. Il y était d'ailleurs encore, il y a quelques semaines, pour faire la promotion de son livre tout juste paru en français, et y a été accueilli en héros. Le maire lui a même remis la médaille de la ville, un honneur de plus pour cet auteur dont le dernier-né aurait séduit jusqu'au président Obama.

Toute la lumière que nous ne pouvons voir raconte les destins enchevêtrés de deux adolescents pendant la Seconde Guerre mondiale : la Française Marie-Laure et l'Allemand Werner. La première est aveugle, elle a quitté Paris avec son père pour se réfugier chez son grand-oncle à Saint-Malo. Le second est orphelin, un as de la physique capable de réparer mieux que quiconque même les radios les plus sophistiquées. Il a à peine 16 ans lorsque la Wehrmacht remarque ses talents et décide de les mettre à profit pour traquer les transmissions illégales de la Résistance.

Les protagonistes se révèlent une pièce à la fois, à coups de très courts chapitres qui alternent entre 1940 et 1944 pour construire un gigantesque casse-tête haletant. « Étant donné que le père de Marie-Laure est un serrurier qui lui construit des casse-têtes, je voulais bâtir le livre comme des panneaux coulissants entremêlés, que l'on glisse pour en découvrir les morceaux », explique Anthony Doerr depuis Boise, en Idaho, où il vit avec sa femme et ses jumeaux de 11 ans.

La technique de morceler ainsi son roman avait l'avantage de lui permettre de travailler deux ou trois heures à la fois, pendant qu'il réapprenait à écrire avec deux jeunes enfants. Mais il y avait aussi ce désir de reproduire les ondulations des signaux radio faisant des allers-retours constants entre les deux personnages - preuve additionnelle du grand génie de l'écrivain de 41 ans.

LE SOUCI DE L'HISTOIRE

Au cours des dernières années, Anthony Doerr a souvent rêvé à ses personnages et passé d'innombrables nuits blanches à se demander s'il faisait fausse route.

Des « complications morales » se sont notamment présentées lors de la création du personnage de Werner, un jeune garçon aux cheveux blancs comme la neige. « Le Troisième Reich n'était pas une place pour les rêveurs et ceux qui étaient différents. Je me suis souvent demandé si j'aurais été assez brave, à sa place, pour remettre le système en question. »

L'écrivain a tout de même fini par laisser libre cours à son imagination pour créer un univers inspiré des fables et des contes, où des « ogres » incarnés par des officiers allemands se servent d'une jeunesse impuissante afin d'atteindre leurs objectifs.

Toutefois soucieux de ne pas « banaliser » l'une des tragédies les plus destructrices du XXe siècle, il s'est armé d'une imposante recherche sur l'époque et sur les technologies de la Seconde Guerre mondiale afin d'être aussi fidèle que possible à l'histoire. À l'heure où l'on tient les progrès technologiques pour acquis, Anthony Doerr admet qu'il avait encore envie de s'émerveiller devant ce puissant outil de communication qu'est la radio, utilisée, sur un tout autre front, à la fois par la propagande et la Résistance.

Nul doute que son prochain roman tirera lui aussi son inspiration des sciences de la nature, ajoute-t-il, comme les deux précédents. « À long terme, le prix Pulitzer pourrait me donner la liberté de prendre plus de risques dans l'écriture. Je sens que je pourrais maintenant écrire un livre de 1000 pages, ou même un de 100 pages ! »

Plutôt que de prendre « sagement » le temps de digérer sa notoriété soudaine ou de savourer le fait que Toute la lumière que nous ne pouvons voir pourrait être porté au grand écran (Fox Searchlight en a acquis les droits), Anthony Doerr laisse de multiples idées fourmiller dans son esprit. Mais pas question de parler de son prochain roman tout de suite. Du moins, « pas avant de l'avoir presque terminé », s'exclame-t-il.

Toute la lumière que nous ne pouvons voir, Anthony Doerr. Traduit par Valérie Malfoy. Albin Michel, 624 pages.

EXTRAIT DU ROMAN : 

« Werner aime se recroqueviller sous la lucarne pour imaginer des ondes radio telles des cordes de harpe d'un kilomètre de long, ondulant et vibrant au-dessus du Zollverein, volant à travers les forêts, les cités, passant à travers les murs. À minuit, Jutta et lui arpentent l'ionosphère, recherchant cette voix onctueuse et pénétrante. Une fois qu'ils l'ont trouvée, Werner se croit projeté dans une autre existence, un lieu secret où les grandes découvertes sont possibles, où un orphelin d'une ville minière peut résoudre un mystère vital caché dans le monde physique. »