Deux romanciers aux antipodes l'un de l'autre explorent cet automne le thème de la frontière. Dans Canada, l'Américain Richard Ford se fait introspectif et grave avec le récit d'un adolescent américain qui se réfugie en Saskatchewan après que ses parents eurent dévalisé une banque. À cheval sur la frontière américano-québécoise, William S. Messier se montre joyeux et fanfaron dans son fantasmagorique Dixie, qui s'intéresse aussi à la ligne de démarcation entre le bien et le mal.

Cinq ans après L'état des lieux, l'écrivain américain Richard Ford propose Canada, un des romans étrangers les plus attendus de l'automne. Notre journaliste s'est entretenue avec lui par courriel.

Q. Pourquoi s'est-il écoulé plus de 20 ans entre l'idée de ce roman et sa publication?

R. Je ne sais pas. Quand je retourne en 1989 et que je regarde ces 20 pages de ce qui n'était qu'une histoire appelée Canada, peut-être que je n'en savais pas assez à l'époque pour écrire le livre que j'ai finalement écrit. Ce n'est pas ma manière habituelle de travailler - laisser les choses aller si longtemps sans même essayer d'avancer.

Q. Canada en était déjà le titre?

R. Oui. Je ne savais pas comment j'organiserais ça ni comment cette histoire allait devenir ce qu'elle est devenue. Mais j'aimais le mot «Canada», les trois voyelles, plus les consonnes qui donnent - à mon oreille - un élan vers une sorte d'avenir...

Q. Qu'est-ce que ce pays évoque pour vous?

R. Je visite le Canada depuis que j'ai 18 ans et ce pays a toujours eu une connotation positive. Il m'a toujours semblé qu'il était tolérant (plus que mon pays d'origine), plus en accord avec sa diversité, plus humain, moins obsédé par le droit à la propriété, moins militaire et plus respectueux de la planète. Mais ce ne sont que les observations d'un étranger dont la vue est incomplète - mais c'est habituellement assez pour donner la base d'un roman qui, de toute façon, explore plusieurs avenues.

Q. Canada est un livre sur les frontières: entre le bien et le mal, la normalité et la déviance, l'enfance et l'âge adulte. Pourquoi cette mince ligne vous intéresse-t-elle?

R. La frontière est évidemment une métaphore, qui est complètement provisoire. Elle fonctionne le temps d'un livre, pendant lequel le lecteur voit le monde à travers cette matrice. À ce moment-là, la morale, la psychologie, la géographie sont vues en termes de frontières - ce qui bien sûr n'est qu'un concept depuis le début. La seule frontière qui existe entre le Canada et les États-Unis est artificielle, n'est-ce pas?

Q. C'est aussi un livre sur l'envers du rêve américain, sa violence interne?

R. J'ai tendance à penser que le rêve américain est aussi un rêve canadien, un rêve français, etc.: c'est le désir de voir le mieux arriver d'une manière ou d'une autre. L'Amérique est violente, ce n'est pas nouveau; je ne suis intéressé que par les conséquences de cette violence.

Q. Dell et Berner portent le poids des erreurs de leurs parents toute leur vie. Est-il difficile de se défaire d'un atavisme familial? Est-ce nécessaire?

R. C'est un enjeu très difficile. Je crois - moi, personnellement - que notre vie, tôt ou tard, devient nôtre. Dell dit dans le roman qu'on ne peut blâmer nos parents pour nos vies entières - il y a de bons bouts et des bouts amers. Je crois cela. Atavisme familial, malchance, chance, amour, dysfonction, nous devons tous vivre au-delà de ces choses si nous le pouvons, et ainsi être responsables de nos vies.

Q. Vous annoncez les deux grands événements du récit dès la première phrase du livre. Qu'est-ce que cela change dans la manière de raconter votre histoire?

R. Changer la manière de raconter une histoire implique que j'aurais pu en considérer une autre. Qu'est-ce que ça aurait pu être? Je ne sais pas. Peut-être que ça aurait été pire... Révéler les crimes dans le premier acte est une posture narrative qui n'est pas nouvelle. Le lecteur sait ce qui s'en vient et lit pour en trouver davantage. Pour moi, cela rendait les enjeux moraux plus visibles, leur donnait plus de relief après que les événements significatifs sont arrivés. J'avais autant envie d'écrire sur les conséquences de ces événements que sur les événements eux-mêmes.

Q. Dans plusieurs scènes, dont celle centrale où les deux enfants visitent leurs parents en prison, l'émotion est contenue et pourtant bouleversante. La retenue est-elle une qualité primordiale pour vous?

R. Je ne pense pas à cela consciemment. Dans la scène de la prison, j'essayais seulement de ne pas tomber dans les clichés, de ne pas penser à ce qu'un parent devrait dire à ses enfants dans ces circonstances particulières. Mais ces parents-là sont, de plusieurs manières, dérangés. Être «normaux» me semblait une bonne manière d'exprimer leur état d'esprit. Et les enfants sont sur leurs gardes parce que je ne peux pas les imaginer (littéralement) agir autrement.

Q. C'était important pour vous de confronter la vision du Dell de 15 ans à celle du Dell de 65 ans? C'est ce que nous faisons tous en vieillissant?

R. J'imagine que c'est important, j'écris ainsi. C'est un intérêt, mais aussi une façon de donner une signification à nos vies en réconciliant la manière dont nous nous comportons avec cette notion générale de qui nous sommes (ou de qui nous croyons que nous sommes). J'aime penser - peut-être que c'est fou - que je peux réconcilier le garçon que j'étais et l'homme que je suis devenu. Ça ne veut pas dire qu'aucun changement ne se produit à travers les années, mais ça me réconforte, et j'imagine que ça doit compter de plus en plus à mesure qu'on s'approche de notre fin.