Chaque semaine de l'été, l'équipe de Lecture revisite un classique de la littérature québécoise. A-t-il tenu la route? Nos journalistes confrontent leurs impressions aux critiques d'hier. Cette semaine, Agaguk, d'Yves Thériault (1958).

Classique quasi instantané de la littérature québécoise publié en 1958, Agaguk a été lu par plusieurs générations d'étudiants à partir de la fin des années 60. Ce sixième roman d'Yves Thériault a laissé un souvenir indélébile dans l'esprit de ceux pour qui il a été une lecture de jeunesse.

Les commentaires des collègues et amis en témoignent: plusieurs racontent avoir été «traumatisés», ou en tout cas marqués, par ce livre, et gardent une image précise de quelques moments-clés.

C'est vrai: il y a des scènes extrêmement crues, violentes et dérangeantes dans Agaguk, et on comprend la vive impression qu'il a pu laisser sur ses lecteurs adolescents. Mais au-delà de cet aspect, ce roman qui allie intrigue policière et observation ethnologique reste un véritable roman populaire, bien écrit et accessible. Lire Agaguk maintenant, c'est être happé par la vision primitive d'un monde blanc et froid, et surtout être entraîné par un souffle narratif hors du commun et toujours très moderne avec ses intrigues croisées.

Héros solitaire, Agaguk, 18 ans, a quitté son village avec Iriook, la femme qu'il aime. Ils partent s'établir un peu plus loin sur la toundra pour fonder une famille. Lorsqu'un jour Agaguk retourne parmi les siens et est trompé par un trafiquant, il le tue et se sauve. Mais la loi des Blancs cherche le coupable...

Ciment du récit d'Yves Thériault, Agaguk et Iriook sont un peu comme Adam et Ève, premier couple du monde. Mais ils portent aussi le poids de traditions dont ils devront se défaire pour atteindre le bonheur - titre du tout dernier chapitre du roman. Ce bonheur viendra entre autres par une relation plus égalitaire entre les deux, gagnée petit à petit par Iriook.

Survie et sexualité au coeur d'une nature sauvage et indomptable font d'Agaguk un roman exotique qui nous montre un paysage superbe et des humains aux moeurs différentes. Yves Thériault les observe avec curiosité et détachement, et cette façon qu'il a de décrire des Esquimaux à peine plus évolués que des animaux est sûrement le plus grand reproche que l'on peut lui faire maintenant.

Mais on trouve aussi dans Agaguk - qui se déroule à la fin des années 30 - une partie des racines du mal qui ronge encore les communautés inuites: l'eau-de-vie qui détruit, le mépris, particulièrement des commerçants, qui trompent et volent sans vergogne ceux qui dépendent de leur monopole.

Agaguk est découpé en courts chapitres qui montrent des scènes du quotidien, des voyages épiques, des tempêtes de neige immenses, une pêche miraculeuse, une lutte sans merci contre un loup blanc mythique, un jeu du chat et de la souris fascinant entre les gens de la tribu et les policiers, et chaque partie du récit est sans faille et contribue à l'équilibre de ce roman épique. Sans états d'âme et avec son écriture précise et presque froide, le romancier va droit au but et pose son regard sur ce monde habité par des gens à la fois corrompus et policés par le monde moderne.

Le choc des cultures est bien sûr au coeur d'Agaguk, qui a été analysé depuis sa publication sous tous les angles. Mais quelle que soit la lecture qu'on en fait, Agaguk reste une oeuvre passionnante au récit brillamment ficelé qui se lit d'une traite et qui, dans sa forme peut-être plus que dans son propos, n'a pas pris une ride.

Extrait

« Courbés comme des portefaix, ils n'avançaient que très lentement, s'arrêtant souvent pour reprendre souffle. Il n'était pas un muscle en eux, pas d'énergie qui ne criât grâce. Même Agaguk, dans sa jeunesse et sa force de mâle, s'épuisait vite. Alors ils s'arrêtaient et, sans se défaire de leur charge, demeuraient plusieurs minutes immobiles, enracinés dans la mousse, face au vent, pour calmer la respiration sifflante, pour ralentir les battements du coeur. Ils suaient, car le soleil était chaud, et ils avaient soif. Mais l'eau dans les outres commençait à se faire rare.

Nous aurions pu aller en ligne droite, dit Iriook au bout de quelques jours. Nous aurions pu passer par le village. La voix d'Agaguk retrouva soudain ses accents brusques.

Non! Nous n'irons pas au village. Il n'en ajouta pas plus et son entêtement farouche agaça Iriook. Mais elle ne dit rien et ils reprirent leur marche. »



L'époque


Première partie d'une trilogie esquimaude, Agaguk est le sixième roman d'Yves Thériault et celui par lequel la gloire est arrivée. Publié simultanément en France et au Québec, il a connu dès le départ beaucoup de succès - Thériault a remporté le Grand prix de la province de Québec -, a été traduit en sept langues et aurait été vendu à 300 000 exemplaires.

Plusieurs histoires entourent la création de ce livre: Thériault n'aurait jamais mis les pieds dans le Grand Nord avant de le commencer, il aurait écrit le livre en deux semaines, il aurait eu au départ l'intention de mettre en scène des Amérindiens et c'est à la demande de son éditeur qu'il aurait transposé son histoire chez les Esquimaux. Ce qui est certain cependant, c'est que sa première femme, Michelle, a grandement collaboré à l'écriture de ce roman.

Quand Agaguk paraît en 1958, le Québec est à l'aube de la Révolution tranquille. Ses descriptions sexuelles explicites pourraient être vues comme une étape vers la libéralisation des moeurs, amorcée avec la publication de Refus global. Le livre aura d'ailleurs valu à l'écrivain les foudres du clergé, qui l'avait à l'oeil depuis la parution de son deuxième roman, La fille laide, en 1950. La revue Lectures lui a même donné la cote D - pour dangereux.

C'est 10 ans après sa parution, quand les écoles secondaires l'ont inclus dans leur programme d'étude, qu'Agaguk est entré dans l'imaginaire collectif par la grande porte. Rares sont les romans qui ont une influence aussi marquée sur la conscience d'un peuple, et aussi longtemps: encore aujourd'hui, notre vision du Nord est conditionnée par Agaguk. À tort ou à raison.

Bien avant les débats sur le développement de la baie James, Yves Thériault a été le premier à parler de la nordicité. Mais s'il a pris toute la place, c'est aussi parce que peu d'auteurs québécois ont suivi sa trace vers le Nord. Et parce que la voix des Inuits ne s'est malheureusement jamais rendue jusqu'à nous.

Mais il faut surtout rendre justice à l'écrivain mort il y a 30 ans cette année. Avec le talent de conteur qui était le sien, il a su créer un personnage de légende comme il en existe peu au Québec.

Ce qu'ils en ont dit...

«La phrase de Thériault est dure: elle semble taillée à la hache. Chez lui, ni langueur ni mélancolie, pas de style mauriacien enchanteur et suggestif; il dit carrément ce qu'il veut dire. C'est sans doute à dessein, pour nous rapprocher le plus près possible de ces sauvages qui ignorent les complications et les simagrées de la civilisation. Son livre est un bas-relief violent, travaillé dans les détails [...].»

- Paul Gay, c.s.s.p., Lectures, janvier 1959

«Roman d'une extraordinaire puissance, Agaguk nous apparaît comme un point de rencontre quasi parfait entre le caractère fondamentalement dynamique du récit et la mise en oeuvre d'une technique de narration susceptible de dépeindre les personnages dans leur réalité existentielle.»

- Réjean Robidoux et André Renaud, Le roman canadien-français du vingtième siècle, 1966