Dans un pays aussi hétérogène que l'Inde, la liberté d'expression est une arme qu'il faut manier avec soin. Quand 275 auteurs se retrouvent pour discuter durant cinq jours sous les regards attentifs des médias et de près de 200 000 visiteurs, les risques de controverse sont élevés. Pour une deuxième année consécutive, le Festival littéraire de Jaipur - qui s'est terminé lundi - a été marqué par la polémique.

Lorsque Jeet Thayil est monté sur scène, vendredi dernier, pour recevoir le prestigieux DSC Prize for South Asian Literature pour son premier roman, Narcopolis, son escorte policière n'était pas très loin.

Avant le début de l'événement, des leaders musulmans avaient exigé que le poète et romancier soit rayé de la liste des invités.

Son crime: avoir été l'un des quatre écrivains, lors de la présentation précédente du festival, à lire des extraits des Versets sataniques, en soutien à son auteur, Salman Rushdie, qui avait dû annuler sa participation après avoir fait l'objet de nouvelles menaces de mort.

Les organisateurs du festival de Jaipur, le plus important du genre en Asie, espéraient bien éviter la controverse cette année. Mais la littérature aime la subversion, et l'exercice est périlleux dans un pays aux innombrables sensibilités religieuses, sociales, politiques, culturelles, linguistiques et ethniques.

Si les islamistes étaient mécontents de la présence de Thayil, les fondamentalistes hindous ont quant à eux demandé l'exclusion du festival des auteurs pakistanais, après la mort de deux soldats indiens dans une escarmouche avec le frère ennemi à la frontière.

Puis, au bout de trois jours, le grand scandale est venu de la bouche du réputé sociologue et auteur Ashis Nandy.

Durant un panel sur l'avenir de la Répubique de l'Inde, il a déclaré que les basses castes de la société indienne étaient responsables de la majeure partie de la corruption dans le pays. Un commentaire maladroit - de son propre aveu - qu'il a ensuite cherché à clarifier en précisant que si les hautes castes et l'élite pouvaient bénéficier des lois écrites à leur avantage pour profiter du système sans corrompre directement, les plus défavorisés étaient forcés de recourir aux pots-de-vin pour «égaliser» leurs chances d'avancement social.

Mais le mal était déjà fait.

Les jours suivants, des «intouchables» - caste historiquement opprimée que même la forte discrimination positive pratiquée en leur faveur n'a pas su tirer de la misère en 65 ans d'indépendance - ont manifesté devant le Diggi Palace Hotel, l'ancien palais royal, où se tenait l'événement.

Le sociologue Nandy a quitté précipitamment Jaipur et pourrait faire face à la justice - tout comme les organisateurs - pour avoir porté préjudice à un groupe vulnérable.

«J'espère que les gens vont se rallier à nous pour défendre le festival», a déclaré lundi son directeur, l'historien William Dalrymple. «Nous allons nous battre pour nous assurer que l'événement demeure [un espace] ouvert.»

Mais pour Jeet Thayil, «maintenant plus que jamais, on sent une pression [en Inde] pour empêcher les gens de s'exprimer librement. Et j'entrevois un futur encore plus sombre», a-t-il déclaré au tabloïd Mail Today.

Thayil lui-même s'est heurté récemment à une forme de censure préventive: l'an dernier, les représentations prévues en Inde de son opéra Babur in London, relatant la rencontre entre le fantôme du grand conquérant moghol Babur et des kamikazes musulmans dans la capitale britannique, avaient dû être annulées après le retrait de plusieurs annonceurs qui craignaient de heurter les sensibilités religieuses de certains.

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Le monde littéraire indien n'est pas seulement traversé de polémiques. Il est aussi florissant et original. Et Jeet Thayil en est certainement l'un des meilleurs représentants actuels.

Dans son roman Narcopolis, lancé au début de 2012, une pipe à opium chinoise narre toutes les histoires que lui ont insufflées ses utilisateurs durant ses 30 années passées dans les bas-fonds de Bombay. Un récit parfois complexe, qui laisse souvent place à l'interprétation du lecteur, mais qui a surtout le mérite de sortir des clichés sur cette Inde des manguiers, des saris et des sadhus.

Thayil, ex-opiomane qui a passé plusieurs années dans les fumeries de la capitale économique indienne, a voulu rendre «hommage à un passé qui ne reviendra pas», ces établissements ayant été fermés au tournant des années 80.

Nominations

Même s'il était déjà un poète établi et reconnu en Inde et à l'étranger, Thayil a mis cinq ans à convaincre un éditeur de publier Narcopolis.

C'est finalement la maison britannique Faber and Faber qui a accepté le manuscrit. Rapidement, les nominations pour les prix littéraires se sont succédé, notamment pour le Man Booker Prize, culminant avec l'attribution du DSC Prize for South Asian Literature la semaine dernière.

«Je ne pensais pas que le succès viendrait en un an», a confié Jeet Thayil, lors d'une discussion sur la littérature «rebelle» au festival de Jaipur.

«Quand les éditeurs indiens vont comprendre que les livres qui sortent des normes établies et des clichés font vendre, ils embarqueront. Je crois que nous verrons plus de romans du genre au cours des prochaines années», prédit l'auteur.

La traduction française de Narcopolis devrait paraître cette année aux éditions de l'Olivier.