Un immeuble à revenus, même s'il s'agit d'une occasion en or au moment de l'achat, peut devenir un gouffre financier si on n'y prend pas garde. C'est le dur constat que fait Clara, quatre ans après l'acquisition de son premier « bloc d'appartements ».

Elle cherche une solution pour sortir la tête de l'eau. Mais les charges liées à sa propriété ne sont peut-être pas seules responsables des maux de tête de la jeune mère de deux enfants : l'entente avec son conjoint pour le partage des dépenses familiales semble inéquitable pour elle. Elle a un revenu moindre, surtout qu'elle est actuellement en congé de maternité, mais paie tout de même la moitié des frais communs.

Regardons de plus près ce qui s'est passé dans sa vie ces dernières années, et comment sa situation financière a évolué.

Quand elle était petite, Clara passait des après-midi entiers à jouer dans les allées de la quincaillerie familiale, alors que son grand-père servait ses clients d'une petite ville des Laurentides.

Aujourd'hui, la jeune femme de 32 ans est propriétaire de l'immeuble qu'occupait le magasin. Et c'est en partie grâce à son grand-père qu'elle a pu acheter l'édifice, il y a quatre ans : il lui a vendu au « prix d'ami » de 80 000 $, en lui permettant d'échelonner ses paiements sur sept ans. 

RÉNOVATIONS ET FACTURE SALÉE

Clara a converti l'ancienne quincaillerie en logement, et a rénové les trois autres appartements, où rien n'avait changé depuis 50 ans. Elle a remplacé les fenêtres, remis les cuisines et salles de bains au goût du jour, changé la plomberie, refait l'isolation et divers autres travaux. En quatre ans, la facture a grimpé jusqu'à 275 000 $ !

Pour financer ces améliorations, elle a emprunté à la banque et à sa mère. Quatre ans plus tard, ses dettes totalisent 290 000 $, alors que son immeuble a été évalué à 250 000 $ par la banque. Elle rembourse ces emprunts à raison de 3380 $ par mois, alors que les revenus de location des quatre logements sont de 2265 $.

Elle fait le pari que la situation se rétablira quand elle aura remboursé une partie de l'argent qu'elle doit à ses proches : dans un an, l'un des prêts consentis par sa mère sera payé, et dans trois ans, elle ne devra plus rien à son grand-père. Ses mensualités seront alors de 1650 $. « La fin des autres paiements suivra, et hop, je serai riche ! », lance-t-elle.

PENSÉE MAGIQUE ET RETOUR À LA RÉALITÉ

Mais encore faut-il qu'elle puisse faire les remboursements prévus. Il y a deux mois, elle a dû suspendre le remboursement de l'un des emprunts à sa mère, qui ne sera donc pas liquidé dans un an.

« Pendant les rénovations, j'ai eu des périodes sans loyer, mais j'ai perdu le compte. Je me disais qu'en faisant les travaux qu'il fallait, ça rapporterait un jour. C'était un peu de la pensée magique », dit Clara.

Sa pensée magique s'est bien vite heurtée à la réalité, personnifiée par un locataire mauvais payeur, indésirable et violent, qui a fait du grabuge et dérangé les voisins.

Pour le convaincre de partir, Clara a eu recours aux services d'un « évinceur », une armoire à glace ayant pour mandat de lui faire peur, recommandé par d'autres propriétaires de logements. Coût de l'opération : 1000 $, plus trois mois de loyer perdus et quelques travaux pour réparer les dommages au logement. 

CONGÉ DE MATERNITÉ ET PARTAGE DES DÉPENSES

Depuis l'achat de sa propriété, Clara a aussi vécu plusieurs changements dans sa vie personnelle : elle a emménagé avec son conjoint, avec qui elle a fondé une famille. Le premier enfant du couple a 2 ans et le deuxième, 4 mois.

Clara est en congé de maternité depuis février. Elle reçoit 70 % de son revenu de 60 000 $ en prestations du Régime québécois d'assurance parentale (RQAP), et cette somme diminuera à 55 % dans quelques semaines.

Malgré le fait que son revenu soit moins élevé que celui de son conjoint - il gagne 90 000 $ - Clara paie la moitié des dépenses communes. Même pendant ses deux congés de maternité. Cette entente lui convient parce que, dit-elle, elle est « très indépendante et ne veut rien devoir à personne ».

Ils habitent le rez-de-chaussée du duplex de son conjoint, à Montréal. Clara lui paie 550 $ par mois pour les frais de logement, incluant chauffage, électricité et télécommunications. Elle contribue aussi aux autres dépenses. 

À cause de ses problèmes financiers, son conjoint ne lui réclame pas de loyer depuis deux mois, mais ces sommes devront lui être remboursées plus tard.

« J'arrive à tout payer quand je travaille, mais c'est plus difficile en congé de maternité, remarque Clara. En cas d'imprévu, je suis tout de suite déséquilibrée, je n'ai aucune marge de manoeuvre. »

PORTRAIT

Clara, 32 ans, gestionnaire de projet / Guillaume, 33 ans, ingénieur

Revenu avant congé de maternité : 60 000 $ / Revenu : 92 000 $

En congé de maternité : 42 000 $

REER : 3000 $ / 30 000 $

Propriété : Valeur de 250 000 $ / 454 000 $

Revenus de location : 27 200 $/an / 11 400 $/an

Hypothèque : 188 000 $ / 330 000 $

Mensualités : 930 $/ 1500 $

Autres dettes : 

• Marge de crédit : 10 000 $

• Grand-père : 33 000 $ (2 %)

• Mère 1 : 60 000 $ (3 %)

• Mère 2 : 9000 $ (0 %)

Total : 102 000 $

Mensualités : 2380 $

Taxes municipales : 4000 $/an/Taxes municipales : 4900 $/an

Loyer payé à son conjoint : 555 $/mois 

Chauffage, électricité, télécommunications : 260 $/mois

Location auto : 335 $/mois/Location auto : 430 $/mois

PROPRIÉTÉ À REVENUS... SANS REVENUS

En regardant le portrait financier de Clara, la planificatrice financière Guylaine Dufresne a eu un petit vertige. « En quatre ans, elle a acheté une propriété à revenus, s'est installée avec son conjoint, a eu deux enfants et pris deux congés de maternité, a changé d'emploi et a un autre changement professionnel à venir, non voulu. Ça fait beaucoup en peu de temps, c'est normal qu'elle n'arrive pas », lance la directrice de la planification financière à la Banque Laurentienne.

En se lançant dans ces projets, la jeune femme a fait plusieurs faux pas qui lui coûtent plusieurs milliers de dollars. Chaque mois, son immeuble lui coûte 1640 $ de plus que ce qu'il lui rapporte, ce qui totalise 19 700 $ par année.

Le jeu en valait-il la chandelle, se demande Mme Dufresne ? « Un investissement immobilier ne se calcule pas seulement en argent, mais aussi en temps, en énergie et en embarras. Avec deux jeunes enfants, est-ce une bonne idée de s'imposer de telles responsabilités, à distance en plus ? Le dérangement a aussi un coût. Si un locataire vous appelle samedi matin parce qu'un robinet fuit, vous devez envoyer un plombier, sans pouvoir surveiller les travaux. Vos placements, eux, ne vous appelleront jamais à cause d'une toilette bouchée. »

LES ERREURS DE CLARA

PREMIÈRE ERREUR : ABSENCE DE PLANIFICATION

« Elle s'est lancée tête première dans un projet risqué, sans budget, sans plan pour échelonner les travaux, déplore Mme Dufresne. Elle n'aurait pas dû dépenser autant d'un coup en rénovations, mais attendre d'avoir remboursé une partie de ses dettes avant de réemprunter pour d'autres améliorations. »

DEUXIÈME ERREUR : DES RÉNOVATIONS TROP COÛTEUSES

Avant les travaux, les revenus de loyers étaient très bas, mais les dépenses aussi, fait remarquer la planificatrice financière.

• Revenus avant rénovations : 12 000 $/an

• Déboursés : 10 400 $ (remboursement du grand-père) + 4000 $ (taxes) = 14 400 $/an

• Manque à gagner : 2400 $/an

• Revenus après rénovations : 27 200 $/an

• Déboursés : 40 600 $ (remboursement des prêts) + 4000 $ (taxes) = 44 600 $/an

• Manque à gagner : 17 400 $/an (et plus si on ajoute l'entretien régulier)

La planificatrice financière souligne aussi que Clara se retrouve, quatre ans après son achat, avec un immeuble d'une valeur d'environ 250 000 $, auquel sont associées des dettes de 290 000 $. 

« Avant de dépenser, il faut évaluer de combien on va pouvoir augmenter les loyers, pour pouvoir récupérer notre investissement dans un délai raisonnable, note Hans Brouillette, porte-parole de la Corporation des propriétaires immobiliers du Québec (CORPIQ). Surtout en région, où les loyers sont plus bas qu'à Montréal, mais où les rénovations ne coûtent pas tellement moins cher. »

Clara aurait dû mieux contrôler le budget de ses travaux. « Surtout quand ce n'est pas l'endroit où l'on habite, il faut s'en tenir à des améliorations modestes », recommande Guylaine Dufresne.

TROISIÈME ERREUR : EMPRUNTER À SA FAMILLE

Le grand-père de Clara compte sur ses remboursements mensuels pour payer sa maison de retraite. Sa mère a réhypothéqué sa propre maison pour l'aider financièrement, et elle doit elle-même rembourser la banque.

Les proches qui lui ont prêté les fonds nécessaires pour réaliser son projet ne sont pas millionnaires. Elle doit donc faire ses paiements dans les délais prévus. Mais que se passera-t-il s'il lui faut plusieurs mois pour trouver un nouvel emploi, ou si elle doit accepter une baisse de revenus ?

De plus, « elle se prive d'une déduction d'impôt pour les frais d'intérêts, puisque les prêts de sa famille ne sont pas déclarés », dit Guylaine Dufresne.

QUATRIÈME ERREUR : EMPRUNTER AU-DELÀ DE SES MOYENS

Pour obtenir une hypothèque de près de 200 000 $, la jeune femme n'a sans doute pas déclaré à l'institution financière les prêts consentis par sa famille. Lors d'une demande de prêt, les banques calculent quelle proportion de son revenu l'emprunteur consacre à ses frais de logement et au remboursement de ses dettes - ce qu'on appelle « amortissement total de la dette » (ATD). Ce ratio ne doit pas dépasser 40 %. Or, celui de Clara atteint 70 %.

CINQUIÈME ERREUR : PARTAGE INÉQUITABLE DES DÉPENSES FAMILIALES

Le revenu de Clara représente actuellement 30 % du revenu familial. Pourtant, elle paie 50 % des dépenses communes. Cet arrangement est inéquitable pour la jeune femme.

Les experts recommandent plutôt aux couples de partager les dépenses familiales au prorata du revenu de chacun. La contribution de Guillaume devrait donc être de 70 % et celle de Clara, 30 %. Cette réduction de sa contribution lui donnerait plus de marge de manoeuvre pour faire face à ses autres obligations financières.

SIXIÈME ERREUR : PAS D'ENTENTE DE VIE COMMUNE

Par sa contribution aux frais de logement, Clara aide Guillaume à payer sa propriété. Le temps qu'elle consacre aux enfants doit aussi être considéré comme un apport non monétaire à la famille.

Or, Clara et Guillaume sont conjoints de fait et n'ont pas d'entente de vie commune. En cas de séparation, rien n'obligerait Guillaume à reconnaître sa contribution et à lui rembourser ce qu'elle a payé pour sa propriété à lui.

De même, si Guillaume meurt sans testament, Clara n'hérite de rien. Les enfants seraient les héritiers légaux, ce qui créerait une situation très compliquée.

LE REMÈDE : UNE COPROPRIÉTAIRE

Revendre l'immeuble n'est pas une solution : même si Clara en obtenait plus que les 250 000 $ estimés par sa banque, elle pourrait à peine rembourser ses dettes.

Même dans trois ans, quand elle ne devra plus rien à son grand-père et aura remboursé l'un des prêts à sa mère, les revenus de l'immeuble couvriront tout juste les dépenses. 

La solution proposée par Guylaine Dufresne : demander à sa mère de devenir copropriétaire.

Voici comment la situation de Clara s'améliorerait, si on suppose une valeur marchande de 300 000 $.

• Hypothèque : 188 000 $

• Capital : 112 000 $ (sans tenir compte des autres emprunts)

• En devenant propriétaire de la moitié du capital, la mère de Clara aurait droit à la moitié de l'équité, soit 61 000 $. Comme sa fille lui doit 69 000 $, cette créance serait réduite à 8000 $.

• Revenus de loyers : 27 200 $/an

• Paiements hypothécaires : 12 000 $/an

• Taxes : 4000 $/an

• Revenus nets avant impôts : 11 200 $

• À partager : 5600 $ pour chaque copropriétaire.

Clara aurait encore à rembourser 33 000 $ à son grand-père et 8000 $ à sa mère. En y consacrant les revenus de l'immeuble, il lui resterait 8900 $ par année à payer - ou moins si elle échelonne les paiements à sa mère sur une plus longue période. C'est mieux que les 19 700 $ que sa propriété lui coûte actuellement.

QUAND ÉQUITÉ NE RIME PAS AVEC ÉGALITÉ

Beaucoup de couples craignent de mélanger amour et argent. Le cocktail est explosif et laisse parfois un goût amer.

Mais en refusant de parler de leurs sous, de la façon de les dépenser et de la contribution de chacun, ils laissent pourrir des situations injustes et négligent des décisions qui pourraient leur apporter des bénéfices financiers.

« Je ne voudrais pas être obligée de parler d'argent avec mon chum. Je voudrais qu'il y ait un mécanisme automatique qui dit : vous avez gagné tant, vous devez payer tant », explique Clara, exprimant une opinion partagée par bien des couples, qui craignent de déclencher des chicanes de ménage en osant aborder ce sujet épineux.

Ce n'est pas étonnant, selon l'économiste François Delorme, de l'Université de Sherbrooke, qui s'intéresse à la gestion de l'argent entre conjoints.

« Le couple est un lieu où se jouent des luttes de pouvoir. Et les questions d'argent peuvent rapidement polluer les relations. C'est très chargé émotivement. Alors ça reste un gros tabou dans le couple, on préfère le déni. »

- François Delorme, économiste à l'Université de Sherbrooke

En balayant sous le tapis ces discussions, les couples ne remettent pas en question leurs façons de faire, qui sont parfois inéquitables. S'il peut être naturel, au début d'une relation, de gérer son argent séparément et de vouloir partager également les dépenses, les choses doivent ensuite évoluer, surtout quand naissent des enfants.

DES OBLIGATIONS AVEC LA VENUE D'UN ENFANT

Il y a deux semaines, un comité sur la réforme du droit de la famille a justement déposé un rapport fort attendu sur la modernisation des règles qui encadrent les responsabilités des conjoints l'un envers l'autre, pour tenir compte du fait que la plupart des couples font des enfants sans être mariés.

Quand l'un des parents consacre plus de temps à la famille, en restant à la maison après la naissance de bébé ou en travaillant moins pendant quelques années, il devrait recevoir une compensation de la part de son ex-conjoint en cas de séparation, pour tenir compte de ses pertes financières, recommandent les experts. Et ce, peu importe que les parents soient mariés ou non.

Le rapport aborde aussi la question du partage des dépenses pendant la vie commune, en recommandant que les parents « contribuent en argent ou en services aux charges de la famille à proportion de leurs facultés respectives ». 

« Si un parent travaille moins pour s'occuper des enfants, c'est une décision conjointe. S'il est lésé et que ça hypothèque sa vie future, c'est grave. Une relation amoureuse, c'est un engagement. La personne qui a le revenu le plus faible doit être protégée », dit François Delorme.

Le but, c'est qu'un conjoint ayant un revenu inférieur à l'autre ne s'appauvrisse pas pendant la vie commune, en contribuant aux dépenses dans une trop grande proportion et en voulant suivre le train de vie de l'autre. 

« Équité ne veut pas dire égalité, souligne Guylaine Fauteux, conseillère budgétaire à l'ACEF de Lanaudière. On suggère généralement de partager les dépenses au prorata des revenus. »

Autre problème : lorsqu'un seul des conjoints est propriétaire de la résidence familiale et que l'autre contribue aux dépenses qui y sont associées, sans avoir droit à un éventuel retour sur son investissement. « Quand les couples ne sont pas mariés, il y a un danger à adopter le modèle traditionnel où monsieur est propriétaire de la maison et des meubles, et madame paie l'épicerie et l'électricité, note Mme Fauteux. S'ils se séparent, madame se retrouve à la rue sans avoir droit à quoi que ce soit. »

Pour que l'arrangement soit plus juste, il faudrait seulement partager, au prorata des revenus, les frais qui ne seront jamais récupérés, comme les intérêts sur le prêt hypothécaire et les taxes municipales. Mais le conjoint qui n'est pas propriétaire ne devrait pas contribuer au remboursement du capital sur le prêt hypothécaire. « Sinon, il finance l'actif de l'autre sans jamais avoir droit à l'augmentation de sa valeur », dit la conseillère budgétaire.

Éventuellement, la propriété pourrait être inscrite aux deux noms, et la contribution de chacun spécifiée dans l'acte d'achat, dans une convention de copropriétaires ou dans un contrat de vie commune.