Une enquête menée sur deux ans par l’Associated Press révèle que le travail forcé dans les prisons américaines est un ingrédient de nombreux produits alimentaires offerts dans les supermarchés aux États-Unis.

Le labeur peu ou pas rémunéré des prisonniers contribue à un vaste éventail de produits, allant des céréales Frosted Flakes aux hot-dogs Ball Park, en passant par la farine Gold Medal et le Coca-Cola. On les trouve dans les supermarchés de la plupart des grandes enseignes américaines.

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Un gardien de prison à cheval escorte des détenus au retour de leur journée de travail à la ferme pénitentiaire qui fait partie de la prison d’État d’Angola, en Louisiane.

Les États-Unis, qui comptent actuellement 2 millions de prisonniers, ont de tout temps incarcéré plus de gens que tout autre pays.

Aujourd’hui, le travail carcéral américain est une machine qui génère des milliards de dollars en revenus. Il va bien au-delà du cliché des hommes en tenue orange coupant l’herbe au bord des routes ou fabriquant des plaques d’immatriculation.

Les détenus astreints au travail carcéral – qui sont de manière disproportionnée des personnes de couleur – sont parfois des condamnés aux travaux forcés très durs. (Les « travaux forcés très durs » font partie de la peine pour les crimes graves dans certains États.)

Les détenus sont parfois payés quelques cents de l’heure, voire rien du tout, et sont punis s’ils refusent. Ils sont souvent exclus des protections garanties à presque tous les travailleurs à temps plein, même s’ils sont blessés gravement ou tués au travail. Et il leur est parfois presque impossible de faire valoir leurs droits en cour.

Un héritage de la guerre de Sécession

Et c’est légal, une pratique qui remonte au XIXsiècle, après la guerre de Sécession, quand le Sud reconstruisait son économie et avait besoin de main-d’œuvre.

En 1865, les États-Unis ont interdit l’esclavage et le travail forcé, sauf pour punir des crimes. Cela est contesté au niveau fédéral, et des propositions visant à modifier les lois d’une douzaine d’États doivent être soumises au vote cette année.

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Cette photo prise en 1973 montre des gardes fouillant un détenu assigné à du travail forcé à la prison d’État Cummins, à Grady, en Arkansas. Les détenus astreints au travail carcéral sont de manière disproportionnée des personnes de couleur.

Grâce à des demandes aux services correctionnels des 50 États, l’AP a pu lier des transactions valant plusieurs centaines de millions de dollars au travail agricole fait dans les prisons des États et pénitenciers fédéraux depuis 2017. Ces chiffres englobent tout, des prisonniers travaillant en entreprise aux produits agricoles et au bétail vendus sur le marché. Ces produits viennent en majorité de grandes exploitations du Sud, mais presque tous les États ont un programme carcéral agricole.

Du labeur carcéral aboutit aussi dans des produits vendus chez McDonald’s, Walmart et Costco, ainsi que dans des marchandises expédiées dans le monde entier par des sociétés multinationales, y compris vers des pays frappés d’interdictions d’importation par Washington ces dernières années pour avoir eux-mêmes recours au travail carcéral forcé.

Toutes sortes d’emplois

Presque toutes les prisons fédérales ou d’État imposent le travail carcéral, avec un effectif total d’environ 800 000 détenus, selon un rapport publié en 2022 par l’Union américaine pour les libertés civiles. L’essentiel de ces tâches est lié à l’entretien, à la blanchisserie ou à la cuisine. Certains travaillent aussi pour les États et les municipalités, entre autres pour nettoyer après les ouragans et les tornades et ramasser les ordures le long d’autoroutes.

Mais leur labeur est aussi obtenu à forfait par des entreprises privées, soit en prison, soit dans le cadre de programmes de liberté conditionnelle au travail. On les trouve souvent dans des secteurs en grave pénurie de main-d’œuvre, où ils effectuent du travail pénible et dangereux, comme l’abattage des volailles, la transformation de la viande et le sciage du bois.

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Le détenu Sylvester Hameline à l’œuvre dans une ferme laitière installée dans les murs de la prison d’État de Deer Lodge, au Montana.

Des prisonniers en fin de peine travaillent dans des entreprises privées dans tout le pays. Contrairement aux prisonniers en tenue orange qu’on voit le long des routes, on ne les remarque pas : ils portent le même uniforme que les travailleurs ordinaires.

Du labeur carcéral est aussi imparti à des entreprises partenaires des prisons. Dans l’Idaho, ils trient et emballent les célèbres patates de cet État, qui sont expédiées à des entreprises de tout le pays. Au Kansas, ils travaillent à la chocolaterie Russell Stover et chez le grand producteur d’œufs Cal-Maine Foods. Ces dernières années, ils ont travaillé en Arizona chez Taylor Farms, qui vend des salades dans de nombreuses grandes épiceries du pays et approvisionne des chaînes de restauration comme Chipotle Mexican Grill (Taylor Farms a cessé cette pratique).

Les entreprises réagissent

Le travail carcéral s’infiltre chez certaines entreprises par l’intermédiaire de sous-traitants, sans qu’elles le sachent ; chez d’autres, c’est voulu. Des géants du commerce céréalier, essentiels à l’alimentation de la planète, ont acheté pour des millions de dollars de soja, de maïs et de blé directement des fermes pénitentiaires. Parmi eux : Cargill, Bunge, Louis Dreyfus, Archer Daniels Midland et Consolidated Grain and Barge.

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L’ex-détenu Willie Ingram, lors d’une entrevue à La Nouvelle-Orléans le 1er octobre 2023. Il a passé 51 ans à la prison d’État d’Angola, où il a fait du travail forcé en plantation. Il affirme avoir vu des hommes s’évanouir sous un soleil de plomb, dans les champs de coton et d’okra.

L’AP a demandé des entrevues aux entreprises ayant des liens avec le travail en prison ; la plupart d’entre elles n’ont pas répondu.

Cargill reconnaît avoir acheté des produits provenant de fermes pénitentiaires du Tennessee, de l’Arkansas et de l’Ohio, précisant que ces achats sont une petite fraction du volume global de l’entreprise. Cargill ajoute qu’elle est « actuellement en train de déterminer les mesures correctives appropriées ».

McDonald’s promet d’enquêter sur ses liens avec ce type de travail. Archer Daniels Midland et General Mills soulignent avoir adopté des politiques interdisant aux fournisseurs d’avoir recours au travail forcé. Whole Foods a répondu catégoriquement : « Whole Foods Market n’autorise pas le recours au travail carcéral dans les produits vendus dans nos magasins. »

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Des détenus de la prison d’État de Perryville, en Arizona, à leur arrivée aux installations du producteur d’œufs Hickman’s Family Farms en avril 2023

Bunge confirme avoir acheté des céréales aux services pénitentiaires, mais affirme avoir vendu en 2021 les usines qui s’approvisionnaient en prison.

Le point de vue des prisons

Les responsables pénitentiaires et d’autres partisans du travail carcéral ont des arguments. Le travail n’est pas toujours forcé et permet au contribuable d’économiser de l’argent. Ce travail donne aux prisonniers des compétences qui pourraient leur servir à leur libération, et le sentiment d’être utile pourrait prévenir certaines récidives. Dans certains cas, le travail peut raccourcir l’incarcération. Enfin, ce travail leur permet de rembourser leur dette envers la société.

« Beaucoup de ces gars-là viennent de foyers où ils n’ont jamais appris ce qu’est le travail ni ressenti la satisfaction du travail bien fait à la fin de la journée », dit David Farabough, responsable des fermes pénitentiaires de l’Arkansas.

La plupart des critiques ne remettent pas en question tout le travail carcéral. Mais les détenus devraient être payés équitablement et traités humainement ; et tout travail devrait être volontaire.

« Le travail non payé est généralisé, en plus d’être forcé et non sécuritaire, et les détenus n’acquièrent pas de compétences qui leur serviront à leur libération », affirme Andrea Armstrong, professeure de droit et spécialiste du travail carcéral à l’Université Loyola de La Nouvelle-Orléans.