Pour transformer le réseau de la santé du Québec, Gaétan Barrette applique les méthodes brusques qui l'ont caractérisé tout au long de son parcours professionnel. Des acteurs du réseau dénoncent le régime « totalitaire » instauré par le ministre. La deuxième partie de notre reportage.

Gaétan Barrette « doit changer d'approche maintenant », somment les représentants de cinq grandes organisations du réseau de la santé du Québec dans une déclaration commune diffusée hier en réaction à une enquête de La Presse sur les méthodes musclées du ministre de la Santé.

« Depuis l'arrivée de Gaétan Barrette au poste de ministre de la Santé et des Services Sociaux, toutes nos organisations ont eu à dénoncer son approche unilatérale sans égard pour les professionnels et les travailleurs du réseau. Sa méthode : imposer ses vues, agir unilatéralement, privilégier le bâton, régler ses comptes, nier les situations et les faits, présenter des lois pour contrer les jugements qui ne font pas son affaire, écorcher celles et ceux qui dénoncent l'intolérable ; il va même jusqu'à réfuter la détresse du personnel soignant dans le réseau de la santé », dénoncent, dans cette déclaration écrite, les cinq présidents d'organisations de médecins, de gestionnaires et de professionnels de la santé.

La déclaration est signée par Carolle Dubé, de l'Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux du Québec ; Diane Francoeur, de la Fédération des médecins spécialistes ; Louis Godin, de la Fédération des médecins omnipraticiens ; Christopher Lemieux, de la Fédération des médecins résidents ; et Chantal Marchand, de l'Association des gestionnaires des établissements de santé et de services sociaux.

« DES CONVERSATIONS DE SOUPER DE NOËL »

En réaction à notre enquête, le ministre Barrette a nié faire preuve d'intimidation et s'est dit la cible d'attaques personnelles. Il a convenu tout au plus que « des gens se sentent bousculés » par ses décisions, qui « n'ont pas toujours été bien reçues ni perçues ».

Hier, La Presse a rapporté que M. Barrette, un radiologiste, s'est retrouvé au coeur d'un conflit à l'hôpital Maisonneuve-Rosemont où il pratiquait. Sept ans après avoir menacé de « tout faire pour nuire au département » de radiologie de cet hôpital et de « détruire un à un » ses anciens collègues, le ministre a tenté, il y a quelques mois, d'abolir l'un des principaux champs d'expertise de trois radiologistes de cet hôpital.

Un sombre bilan de la réforme

« Gâchis », « échec », « démobilisation ». Qu'ils soient médecins, infirmières ou gestionnaires, les représentants des acteurs du réseau de la santé interviewés dans le cadre de notre reportage dressent un bilan très négatif la réforme imposée d'une main de fer par le ministre Gaétan Barrette. Voici ce qu'ils avaient à dire.

« Pour faire une réforme aussi majeure, il faut un investissement pour soutenir le changement. Le ministre n'a pas mis les sous nécessaires. Et son équipe ministérielle a été tellement déstabilisée par la force avec laquelle il a dit : "C'est ça que je veux"... qu'elle l'a fait. Elle se retrouve avec un gros gâchis entre les mains. » - Normand Rinfret, ancien président directeur général du Centre universitaire de santé McGill

« Les gestionnaires ont perdu la latitude pour prendre des décisions. Tout arrive bien organisé du Ministère. Il y a une perte de sens. Dans une même journée, un gestionnaire peut se faire demander de couper des milliers de dollars dans son service... et de diminuer sa liste d'attente. C'est difficile de concilier ces deux consignes. » - Chantal Marchand, présidente-directrice générale de l'Association des gestionnaires des établissements de santé et des services sociaux

« Au Québec, les gens sont habitués à travailler en se consultant. Ce n'est pas un milieu parfait, mais c'est un milieu qui travaille en collaboration plus que sous les diktats. Le top-down, c'est aux antipodes de tout ce qu'on nous enseigne dans les écoles de gestion de la planète. On a dit au ministre : "Vous n'arriverez pas à vos fins à coups de lois et de menaces." » - Carole Trempe, directrice générale de l'Association des cadres supérieurs de la santé et des services sociaux

« Sur le terrain, les gens n'ont pas la satisfaction du travail accompli. La démobilisation a un impact : l'absentéisme dans le réseau coûte 1 milliard par année. Le seul qui nie ces données, c'est le ministre en haut de sa tour. On peut bien dire que nous sommes une organisation syndicale, mais les gestionnaires et les chercheurs décrient aussi la réforme. » - Guy Laurion, vice-président de la Fédération de la santé et des services sociaux

« La réforme Barrette est un échec. Elle a créé le chaos dans le réseau de la santé. La grosseur des territoires des CISSS et des CIUSSS occasionne bien des maux de tête aux professionnelles en soins et aux patients. Elle n'a pas permis d'améliorer la qualité et la sécurité des soins, bien au contraire. C'est une réforme conçue pour le ministre, pas pour les patients. » - Nancy Bédard, présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec

« On n'a jamais vu nos gens dans un tel état de détresse. C'est majeur. Certains d'entre eux ont été rencontrés pour se faire dire d'arrêter de dénoncer des situations, sous prétexte qu'ils allaient alarmer la population, alors qu'on pense que c'est notre rôle de sensibiliser la population au fait que ce qu'on est en train de faire, c'est de démolir notre réseau. » - Carolle Dubé, présidente de l'Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux

« L'une des cibles du ministre de la Santé, c'est que 85 % des citoyens soient inscrits auprès d'un médecin de famille. Cette cible ne vaut pas grand-chose : ce n'est pas parce que vous êtes inscrit et que votre médecin a obtenu un boni pour vous prendre en charge que vous pouvez le voir quand vous en avez besoin. Sur le terrain, on n'a rien réglé. » - Paul Brunet, porte-parole du Conseil pour la protection des malades

« Il y a parfois des propos cinglants par rapport à la profession médicale. Le système de santé est basé sur des humains. Ce sont des humains qui soignent des humains. Avoir à naviguer dans ce climat, ce n'est pas idéal. Je ne suis pas sûr que cela permette d'obtenir les meilleurs résultats, bien au contraire. » - Louis Godin, président de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec

« J'aimerais que les C.A. soient des vrais C.A. Qu'ils soient imputables, mais qu'ils décident quelque chose. Sinon, qu'est-ce qu'on fait là ? Est-on un mal nécessaire ? On oublie la mission : desservir les meilleurs soins de santé à la population. On ne peut pas être là que pour faire du rubber stamping. » - Claude Morin, président du conseil d'administration du centre intégré de santé et des services sociaux (CISSS) de l'Abitibi-Témiscamingue

Un ministre omnipotent

Ils ont ramé pendant deux ans. De 30 à 40 heures par semaine, bénévolement. Mais le bateau était énorme, sans capitaine, et fuyait de partout.

Alors que le Centre universitaire de santé McGill (CUSM) menaçait de sombrer dans l'encre rouge, les membres indépendants de son conseil d'administration ont tenté d'appeler le ministre de la Santé à la rescousse. « On a frappé un mur », raconte l'un d'eux, Glenn Rourke.

L'hôpital faisait face à des compressions budgétaires qui risquaient d'affecter les patients. Il n'avait pas de président-directeur général depuis près d'un an. Le moral du personnel était au plus bas.

Non seulement Gaétan Barrette ignorait-il royalement les administrateurs, mais il ne manquait pas non plus une occasion de remettre en question leur compétence. En juillet, il a fourni au journal Montreal Gazette un rapport du Ministère recommandant la mise sous tutelle du CUSM... avant même de permettre au conseil d'administration d'en prendre connaissance.

Ç'a été la goutte qui a fait déborder le vase. Les 10 membres indépendants du C.A. ont quitté le navire. « Il y avait des larmes dans la salle, après les milliers d'heures que nous avions consacrées pour un hôpital qu'on aime », dit M. Rourke.

DEUX VAGUES, UN DÉNOMINATEUR COMMUN

À en croire M. Barrette, il n'y a aucun lien entre cette vague de démissions au CUSM et celle qui a touché le Centre hospitalier de l'Université de Montréal (CHUM) en 2015. « C'est complètement différent. Le débat était d'un tout autre ordre », a-t-il soutenu en juillet.

Il y a pourtant un dénominateur commun à ces départs : le ministre de la Santé lui-même.

« Cela a été un épisode pénible », se rappelle Michel Gervais, l'un des quatre administrateurs ayant quitté le CHUM en même temps que son directeur général, Jacques Turgeon, pour protester contre l'ingérence de M. Barrette dans l'embauche du chef de la chirurgie.

« Le ministre est intervenu. On savait qu'il avait décidé qui serait nommé. Il a dit qu'il avait seulement conseillé M. Turgeon, mais si vous avez un revolver sur la tempe... »

« Barrette, il est bully avec tout le monde, constate M. Rourke. Il est très brillant, mais il y a des gens brillants qui pensent pouvoir tout faire. Avec lui, c'est "My way or the highway". »

Le ministre a refusé de nous accorder une entrevue. « Toute gouvernance qui entraîne un changement significatif dans une organisation d'une telle grandeur générera son lot d'insatisfactions, de perceptions et de critiques. C'est normal. De là à qualifier ces perceptions d'intimidation, il s'agit, à mon avis, d'un pas qu'on ne peut franchir », nous a-t-il écrit par courriel.

SOUS LA BOTTE DU MINISTRE

Gaétan Barrette est déterminé à transformer le réseau de la santé au Québec. Pour y arriver, il n'hésite pas à appliquer les méthodes musclées qui l'ont caractérisé tout au long de son parcours professionnel.

Depuis son arrivée en poste, il a écarté ses opposants, muselé les chiens de garde du réseau et émasculé les conseils d'administration. « Il s'est dit qu'il avait trois ou quatre ans pour réformer le réseau et que pour y parvenir, il devait supprimer tous les obstacles. Et c'est ce qu'il a fait », constate M. Gervais, qui dénonce le régime « totalitaire » mis en place par M. Barrette.

« C'est la totale soumission des conseils d'administration à la volonté du ministre. Tout doit être approuvé par le Ministère », ajoute l'ancien recteur de l'Université Laval.

« Le Ministère nous envoyait les résolutions qu'il fallait passer au conseil », confirme M. Rourke, un administrateur de grande expérience. 

« À quelques reprises, on a dit : "Ça ne passe pas." On a changé des mots. Si c'était accepté, ce l'était très difficilement », dit Glenn Rourke.

« Comme administrateur, je ne voyais carrément pas ce que pouvait être ma valeur ajoutée », dit Jean Landry, qui a démissionné de la présidence du C.A. du Centre intégré universitaire de santé et des services sociaux (CIUSSS) de l'Est-de-l'Île-de-Montréal en juin 2016.

« Tout était décidé d'avance. Même si j'avais voulu renverser une décision, je me serais fait répondre que cela venait du Ministère, qu'il n'y avait rien à faire », dit M. Landry, ancien président et chef de l'exploitation de Fiducie Desjardins.

Il a lui aussi a tenté de communiquer avec le ministre, sans succès. « J'ai appelé à son bureau de comté. J'ai demandé un rendez-vous. La dame qui m'a répondu m'a dit : "Je vous rappelle." Elle ne m'a jamais rappelé. Je me serais attendu à cinq minutes. »

UN RÉSEAU SOUS PRESSION

« Ce n'est pas la première réforme en santé, mais c'est la première fois que les gestionnaires, au lieu d'y contribuer, deviennent des exécutants », dit Chantal Marchand, présidente-directrice générale l'Association des gestionnaires des établissements de santé et de services sociaux. « Dans toutes les régions du Québec, on sent qu'ils ont une épée de Damoclès au-dessus de la tête ; s'ils ne livrent pas les résultats attendus, ils seront congédiés. »

« Il y a beaucoup de pression », confirme un gestionnaire de l'est du Québec qui tient à conserver l'anonymat par crainte de représailles. « Il faut constamment envoyer des états de situation au Ministère. On passe une bonne partie de notre travail à faire ça. Le ministre a dit : "S'il y en a qui ne comprennent pas, on va leur faire comprendre." Ce sont pratiquement des menaces. »

« Les mandats qui descendent du cabinet sont rapides et nombreux. Les cadres n'ont pas le temps de réfléchir ni de respirer », dit Carole Trempe, directrice générale de l'Association des cadres supérieurs de la santé et des services sociaux, dont le nombre de membres a chuté de façon spectaculaire avec les fusions de 182 établissements en 34 entités beaucoup plus larges.

Le ministre a annoncé sa réforme en conférence de presse. Les cadres n'ont eu aucun préavis. « Cela a été brutal, dit Mme Trempe. Un directeur m'a dit : "Carole, je suis rentré au bureau le lundi sans savoir que je prendrais ma retraite le vendredi." Il n'a pas eu le temps de préparer son départ. C'est une forme de violence. »

Comme d'autres, elle déplore l'omerta qui s'est instaurée dans le réseau. 

« Lorsqu'on fait affaire avec quelqu'un qui est convaincu qu'il a raison, si on va à l'encontre de ce qu'il nous dicte, on s'expose. Chaque fois qu'un dirigeant prend une décision, il prend un pari sur son avenir », dit Carole Trempe.

« Dans ses discours, le ministre enrobe les choses, mais dans les faits, c'est la loi du silence. Cette peur dans le réseau, c'est très dangereux pour les patients. Les professionnels ont peur de témoigner, de dénoncer. Quand ils sont témoins de situations qui mettent les gens en difficulté, cela peut être très grave », dénonce la députée Diane Lamarre, porte-parole péquiste en matière de santé.

Les critiques sont de plus en plus rares, constate lui aussi Paul Brunet, porte-parole du Conseil pour la protection des malades. « Il n'y a plus personne qui parle. Le ministre est en train de s'assurer que tout le monde lui sera loyal. Ce qui n'est pas une mauvaise chose en soi, mais j'oserais dire que les gens ne sont pas loyaux à M. Barrette. Ils le craignent. »

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Dans une première version de ce reportage mise en ligne vendredi matin, une erreur technique nous a fait attribuer des citations aux mauvaises personnes. L'erreur a été corrigée. Nos excuses.