C'était le rêve de Michel Rousseau: un bateau de pêche flambant neuf, avec un moteur de 115 chevaux, un hors-bord auxiliaire pour la pêche à la tire et une remorque. Quand il a voulu mettre sa nouvelle acquisition à l'eau pour la première fois le week-end dernier, le résidant de Saint-Sauveur a vite déchanté.

Pour utiliser la rampe de mise à l'eau du lac des Seize Îles, tout près de chez lui, la municipalité du même nom lui demandait 200 $ par jour. Au lac des Écorces, à 30 minutes au nord, la ville de Barkmere exige 300 $ pour les non-résidants.

Même tarif au lac de l'Achigan, où la ville de Saint-Hippolyte exige, en plus, un lavage de l'embarcation au coût de 20 $. « Quand on m'a dit les prix, je n'étais pas juste fâché, j'étais en tabarnak ! », dit l'homme de 53 ans. « J'ai failli retourner le bateau chez le concessionnaire, tellement j'étais en colère. Jamais le vendeur ne m'a dit que ça coûtait une fortune de mettre un bateau à l'eau au Québec. » 

Des tarifs journaliers semblables, les plaisanciers doivent désormais en payer à divers endroits dans les Laurentides. « Ça fait deux ou trois ans que ça se complique aussi pour accéder au fleuve Saint-Laurent autour de Montréal », dit Stéphan Bourgeois, qui a fondé l'Association des pêcheurs sportifs en 2009 pour dénoncer la tarification des rampes de mise à l'eau. Repentigny, Pointe-aux-Trembles, Varennes, Verchères : toutes ces municipalités riveraines du fleuve demandent désormais de 300 à 600 $ par année aux non-résidants pour utiliser leurs installations. 

« Et malheureusement, la tarification à la journée a tendance à disparaître pour les non-résidants. Si tu n'habites pas dans la ville, il faut maintenant payer une passe annuelle, au gros prix. »

- Stéphan Bourgeois, fondateur de l'Association des pêcheurs sportifs

En comparaison, utiliser la piste d'atterrissage de l'aéroport de Saint-Hubert pour faire atterrir un petit avion Cessna coûte moins de 12 $. 

Plusieurs maires et responsables municipaux contactés par La Presse (voir carte interactive) ont reconnu avoir adopté de tels tarifs pour limiter le nombre de non-résidants aux rampes de mise à l'eau et favoriser l'accès à leurs propres citoyens. 

TARIFS INCONSTITUTIONNELS ?

L'Association maritime du Québec, dont le conseil d'administration a fait de cette question sa priorité, promet maintenant de répliquer à ces municipalités. L'organisme a chargé la semaine dernière l'avocat Simon Robillard pour d'étudier les recours possibles. 

Son cabinet entend invoquer rien de moins que la Constitution canadienne pour contester les tarifs de mise à l'eau. « Au Canada, les règles touchant la navigation sont strictement de compétence fédérale », résume l'avocat. Une décision rendue en septembre 2015 par la Cour supérieure, dans une cause opposant des plaisanciers à la municipalité de Saint-Charles-de-Bellechasse (près de Québec), a statué qu'un règlement interdisant l'utilisation de bateaux à moteur sur les lacs Beaumont et Saint-Charles ne relevait pas du pouvoir de la municipalité.

Au nom du « droit public de navigation » et d'un « empiétement grave d'une municipalité sur une compétence fédérale exclusive », les plaisanciers qui avaient écopé d'amendes pour avoir contrevenu au règlement municipal ont été acquittés par le juge Simon Ruel, et ce, même si le règlement avait pour « but louable » de protéger l'environnement. 

Les procédures permettant aux villes de limiter l'accès à la navigation sont d'ailleurs très complexes. Le ministère fédéral des Transports a publié en 2014 un guide à l'intention des municipalités détaillant une marche à suivre en quatre étapes.

Le document précise qu'une consultation publique en bonne et due forme doit préalablement être tenue, et qu'ultimement, toute limitation de l'accès aux cours d'eau devra être approuvée par le Secrétariat du Conseil du Trésor et par Transports Canada. 

« À peu près aucune municipalité n'est passée à travers ces exigences, affirme Me Robillard. Ça nous fera plaisir de rappeler devant les tribunaux que les administrations municipales préfèrent choisir la voie de la facilité plutôt que de faire ce que dicte la loi. » 

FAIRE PAYER LE STATIONNEMENT PLUTÔT QUE LA DESCENTE

Plusieurs municipalités consultées par La Presse s'estiment cependant protégées contre d'éventuelles poursuites de plaisanciers, puisque c'est l'utilisation du stationnement qu'elles facturent. C'est notamment le cas de Varennes, qui oblige les plaisanciers non résidants à payer 600 $ par année pour se garer au parc de la Commune avec leur remorque. 

« Jusqu'en 2014, on avait un tarif journalier à 20 $ pour tous, mais les gens se stationnaient n'importe où, même sur le gazon du parc. On a dû abandonner cette formule tant c'était le chaos. »

- Martin Damphousse, maire de Varennes

« Les tarifs que nous demandons maintenant couvrent environ 50 % des frais courants d'entretien de nos installations. Le reste est entièrement payé par les contribuables varennois. Quand je vois des speedboats à 500 000 $ qui brûlent 500 $ d'essence en deux heures et dont les propriétaires rechignent à payer 600 $ par année pour utiliser nos installations, ça me dépasse un peu. C'est clair que ces gens-là vont refuser toute forme de tarification.

« Mais la réalité, c'est que nous, de l'autre côté, on a investi 500 000 $ pour faire du parc de la Commune un véritable joyau, et on doit payer à peu près 1 million tous les 10 ans pour faire draguer le fleuve. Je pense que c'est normal qu'on demande une certaine contribution aux non-résidants », dit-il. 

Et quoi qu'il en soit, une rampe d'accès plus désuète, située près de l'église de Varennes, reste accessible gratuitement en tout temps pour les plus petites embarcations, « même pour les non-résidants », assure M. Damphousse. 

À force de fouiller et de consulter des forums sur l'internet, les plaisanciers arrivent d'ailleurs à trouver d'autres endroits moins connus où les rampes de mise à l'eau coûtent moins cher, et sont même parfois gratuites, pour qui sait s'y prendre. « Après m'être cogné le nez à trois endroits, j'ai fini par mettre mon bateau à l'eau à Oka, explique Michel Rousseau. Ça m'a juste coûté 15 $. » À ce prix-là, l'idée de retourner son bateau tout neuf au concessionnaire est vite tombée à l'eau. 

UNE LOI DATANT DE LA CONFÉDÉRATION

L'essentiel de la loi encadrant la navigation au Canada date de l'époque de la marine marchande, où l'élimination des entraves à la circulation des biens était la grande priorité. « Le wakeboard n'était pas encore inventé, ni les bateaux avec des moteurs de 600 chevaux », souligne Will Dubitsky, qui a fondé la Coalition pour la navigation responsable et durable. Son organisme plaide pour que la loi soit entièrement réécrite en tenant compte des connaissances scientifiques traitant de l'impact de la navigation sur l'environnement.

Actuellement, diverses municipalités tentent d'adopter des règles restrictives en invoquant les dommages créés par les bateaux à moteur sur l'écosystème lorsque leurs hélices remuent les polluants emprisonnés dans les sédiments. Mais ces critères ne sont pas explicitement énoncés dans la loi. « On connaît déjà la profondeur de la plupart des cours d'eau, on a une cartographie informatisée très détaillée, ce serait facile de réglementer la vitesse et la puissance des moteurs en fonction de normes qui reflètent la tolérance environnementale scientifiquement reconnue », soutient M. Dubitsky.

L'organisme a déjà participé à la réalisation de deux études sur l'impact de la pratique du wakeboard sur des plans d'eau québécois. Il souhaite maintenant réaliser une revue plus large de la littérature scientifique sur la pollution provoquée par les plaisanciers.

L'EXEMPLE DES MOTONEIGES

Pour le guide de pêche Marc Thorpe, la solution au problème des rampes de mise à l'eau est simple : « Il suffirait d'obliger tous les plaisanciers à acquérir un permis de navigation semblable à celui que doivent détenir les motoneigistes et les conducteurs de quatre-roues pour avoir accès aux sentiers provinciaux balisés », dit-il. Ce droit d'accès, vendu autour de 300 $, est en grande partie redistribué aux clubs de motoneige pour l'entretien des pistes. « On pourrait faire la même chose avec les rampes de mise à l'eau. Les plaisanciers qui paient le permis auraient accès gratuitement à toutes les rampes de mise à l'eau dans la province et un montant serait remis aux municipalités en fonction de l'achalandage qu'elles reçoivent », suggère-t-il. M. Thorpe dit avoir présenté sa suggestion à des responsables politiques à Québec, mais elle n'a pas été sérieusement étudiée pour le moment.