Jonathan Jouan avait des écouteurs sur les oreilles quand La Presse l'a rencontré. Particularité: il n'écoutait rien. Porter un casque d'écoute permet de se créer une bulle, qu'on écoute quelque chose ou pas. Cette bulle n'est toutefois pas étanche, selon Anthony Pecqueux, sociologue au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), en France. Nous l'avons joint par téléphone.

Vous vous intéressez aux gens qui portent des écouteurs dans les transports?

Oui, j'ai fait une enquête de terrain en région parisienne, qui portait sur des personnes qui se déplaçaient au quotidien en écoutant de la musique. J'ai suivi 15 personnes, lors de trois trajets chacune, entre 2006 et 2008.

Ces «auditeurs-baladeurs», comme vous les nommez, expriment-ils le besoin de se créer une bulle?

Ça dépend, il y a tout un ensemble de pratiques. Il y a des personnes pour qui le trajet du matin va être une manière de continuer leur nuit, entre guillemets. Donc, d'être encore un peu assoupies, voire de dormir franchement. Alors oui, elles cherchent à s'isoler pour réussir à se reposer. D'autres personnes vont lire en même temps qu'elles écoutent de la musique. La bulle, pour eux, c'est de s'extraire du bruit pour se concentrer sur la lecture.

Utilise-t-on le temps dans les transports pour combler d'autres besoins, de repos, de loisirs?

Oui. C'est John Urry, un sociologue anglais, qui a commencé à parler de mobilité. On essaie de comprendre ce qui se passe à l'intérieur d'un trajet, d'un point A à un point B, pour faire du trajet en lui-même une activité. C'est quelque chose qu'on observe depuis longtemps. Ça ne date pas de l'arrivée du Walkman [en 1979].

Alors, ce n'est pas nouveau, même si on a beaucoup plus de possibilités aujourd'hui, en raison de l'avancement des technologies?

Un grand sociologue, Erving Goffman, a montré dans les années 50 que dans le métro londonien, le journal était ce qu'il appelait un écran d'engagement. C'est-à-dire une manière de se mettre en retrait des autres et de se préserver un peu de la foule urbaine. Le journal faisait très bien l'affaire, pour vous créer votre bulle! Il y a d'autres technologies très simples, comme le livre de poche, qui a été inventé précisément pour ça: pour pouvoir mettre un livre dans sa poche et le transporter dans le métro, le bus, etc.

Après, évidemment, les pratiques vont changer avec les technologies. Maintenant, on a un seul objet qui est capable d'à peu près tout faire. C'est le rêve des constructeurs de téléphone depuis 15 ou 20 ans: proposer un appareil unique, qui va être le centre de notre attention. Ce rêve est en train de se réaliser, on ne peut pas dire le contraire.

Avez-vous rencontré des gens qui portaient un casque sans rien écouter?

Oui, mais ce n'était pas «des gens». C'était exclusivement des femmes, qui devaient notamment marcher dans des endroits où elles savaient qu'elles allaient être embêtées. J'ai pu traverser avec elles la station Les Halles, à Paris, une énorme station où vous êtes susceptible de marcher beaucoup et où il y a beaucoup d'adolescents. Les femmes me disaient: j'arrête la musique quand je dois faire ce trajet, mais je garde les oreillettes pour ne pas avoir à répondre aux sollicitations embêtantes. Chaque fois, c'était une stratégie genrée pour gérer les déplacements urbains et ce qu'on appelle la drague de rue.

La bulle créée par le port du casque permet-elle vraiment de se couper du monde?

Non. L'image de la bulle est vraiment beaucoup trop rapide. Pour l'essentiel, vous restez en contact avec le monde environnant, ne serait-ce que le monde de votre trajet, qui peut vous donner des informations importantes. Un des exemples que j'ai, c'était une annonce disant que le métro va s'arrêter à la prochaine station. C'est une information déterminante, parce que sinon vous restez bêtement dans votre rame de métro. Chaque fois, j'ai vu les personnes entendre ce genre d'annonce. Soit parce qu'elles avaient baissé le volume sonore, soit parce qu'elles mettaient seulement une oreillette. Elles développaient un ensemble de stratégies pour ne pas être complètement coupées des autres.

Si vous êtes sur un trajet d'une quinzaine de minutes en train, où rien n'est susceptible de se passer, il n'y a pas de problème: vous pouvez vous mettre dans votre bulle. Mais si vous êtes sur un trajet piétonnier, vous allez être beaucoup plus attentif à ce qui se passe autour de vous, parce qu'il y a des voitures qui peuvent arriver dans votre dos...

Le casque ne décourage-t-il pas les interactions?

Non. Quand vous avez besoin de demander votre chemin, une cigarette ou autre chose, vous demandez à une personne même si elle a un casque. J'ai pu le relever, ça n'empêche pas les interactions. Particulièrement chez les plus jeunes, qui développent des pratiques encore plus fines dont, moi, je me sens bien incapable. Ils sont capables d'avoir une conservation avec un autre jeune tout en gardant une oreillette. Pour avoir une interaction verbale, ils n'ont pas besoin de couper la musique. Ce sont des habitudes d'action, qui deviennent des formes de routine.

Crever sa bulle fait du bien

Les navetteurs qui prennent un train vers le centre-ville de Chicago ont rapporté avoir eu des déplacements nettement plus positifs quand ils... avaient parlé avec un étranger, plutôt que de rester dans leur bulle. C'est le résultat d'une étude menée par l'Université de Chicago, publiée en 2014. Fait troublant, les participants avaient prédit exactement le contraire.

Danger potentiel

Est-ce dangereux d'écouter quotidiennement de la musique pour «se créer une bulle» dans les transports? «C'est une question de dose, répond Julie Baril, audiologiste. Pendant combien de temps, à quelle intensité sonore ? C'est comme manger un bon dessert. Ce n'est pas nocif une fois, mais si on le fait tous les jours, il peut y avoir des dangers pour la santé. La réponse, c'est donc que cela peut devenir un risque d'atteinte auditive. Il peut y avoir des acouphènes, de l'hypersensibilité et éventuellement des pertes auditives.»