Dans les défilés, les photos de magazine et les publicités, les mannequins affichent, presque toujours, un visage très sérieux. Pourquoi les mannequins ne sourient-ils pas?

Pour les gens qui travaillent dans le milieu de la mode, cette moue sérieuse, voire boudeuse, des mannequins est une normalité.

La photographe Maude Arsenault explique que tout ce qui relève de la haute couture et qui concerne la création de designers a toujours été vu de façon très élitiste. «L'élégance, le chic et le luxe ne sont pas associés à une femme souriante et joviale. Dans les 20 premières années de ma carrière de photographe de mode, à partir du moment où il y avait un sourire, ça devenait une image commerciale, bas de gamme, indique-t-elle. Les seules campagnes où on voyait des femmes sourire étaient pour des vêtements ou des marques très accessibles.»

Un avis que partage Madeleine Goubau, chargée de cours à l'École supérieure de mode ESG UQAM. «La moue sérieuse contribue au sentiment d'inaccessibilité du luxe, car un sourire est sympathique et invitant.»

Selon Marie-Ève Émond, créatrice de Betina Lou, le fait de ne pas sourire est un code implicite dans l'industrie de la mode qu'il est difficile de briser. «Sur nos photos, on essaie que nos mannequins aient un air naturel, neutre, sans être snob ou inaccessible, estime la designer. On fait souvent des blagues lors des séances de photographies que si la mannequin prend une certaine pose ou sourit, on dit que ça ressemble trop au catalogue Sears», confie Marie-Ève Émond.

Nadya Toto, créatrice de la marque du même nom, estime que les collections de vêtements haut de gamme peuvent être considérées comme des oeuvres d'art, et que son travail doit être pris au sérieux.

«Ce n'est pas le sourire qu'on veut voir, mais le vêtement avant tout, et ç'a toujours été comme ça.»

Raisons historiques

Il y a des raisons historiques et culturelles à cette absence de sourire. «Charles Frederick Worth (1825-1895), premier grand couturier de l'histoire de la mode, considérait le mannequin comme un "support" qui servait uniquement à présenter les vêtements et n'était pas considéré comme une personne», explique Luca Marchetti, professeur de théorie et culture de la mode à l'École supérieure de la mode ESG UQAM. Il raconte une anecdote révélatrice: «Au début du XXe siècle, le célèbre couturier français Paul Poiret a donné une entrevue dans laquelle on a voulu poser des questions à ses mannequins. Furieux, le couturier se serait alors interposé entre les mannequins et le journaliste en répondant: "Ne leur parlez pas, elles n'existent pas!" Ça démontre bien à quel point le mannequin avait une utilité purement fonctionnelle», raconte le professeur.

Ce n'est que plus tard, dans les années 50, à l'époque de Christian Dior, qu'on observe un changement. «La culture change avec l'explosion des médias basée sur l'image qui est fondamentale et la photographie en couleurs. Il faut que la haute couture et le prêt-à-porter communiquent une identité personnelle. Les mannequins commencent à faire des sourires et à exprimer leur personnalité», affirme Luca Marchetti.

Le prêt-à-porter perd par la suite sa valeur «haute couture» et a besoin d'avoir une identité pour rayonner. Il faut donc désormais communiquer une dimension luxe que le vêtement n'a pas. Alors qui dit luxe dit inaccessible. «Le vêtement promet alors un imaginaire. Le luxe en latin, luxus, signifie superflu, écart, éloignement des choses communes et quotidiennes. On sacralise les vêtements, et les mannequins ne nous considèrent pas, on ne fait pas partie de leur monde, d'où l'absence de sourire, l'air hautain et le regard lointain», résume le professeur Marchetti.

Le rédacteur en chef du magazine de mode Dress to Kill, Stéphane Le Duc, pense que cette absence d'expression permet de mettre l'accent sur les vêtements. Même sur les réseaux sociaux, les nombreux blogueurs et influenceurs se font photographier sans sourire, sauf exception. 

«Il y a une volonté d'anonymat. D'ailleurs, on ne connaît presque plus les mannequins, elles sont anonymes, sérieuses, neutres.» 

Il évoque les années 90, où les mannequins étaient des superstars; la grande époque de Cindy Crawford, Linda Evangelista, Claudia Schiffer... «Quand on regarde des photos de Linda Evangelista, elle est souriante, épanouie. Ces mannequins étaient voluptueuses et le sourire suivait, puisqu'elles avaient de la personnalité. Après, il y a eu le vent contraire, les mannequins se sont effacées et le sourire a disparu.»

Il y a des exceptions. Dans les défilés de Jean Paul Gaultier, de Sonia Rykiel et de Diane Von Furstenberg, les mannequins incarnent la joie de vivre. «La créatrice américaine Diane Von Furstenberg donne la consigne à ses mannequins de sourire. Elle a une esthétique qui met en valeur la femme forte et assumée, une femme qui a du plaisir, c'est important, car c'est son image de marque», souligne Madeleine Goubau.

Vent de changement

Comme la mode fonctionne par cycles, le sourire est en train de revenir, doucement. Arielle Day, agente de mannequin chez Folio, assure qu'elle tente de casser ce stéréotype. 

«C'est en train de changer. On demande à nos mannequins de montrer leur personnalité, de sourire, d'être spontanées, de rire, autant dans les magazines que dans les défilés, car on veut montrer un côté moins sérieux de la mode.»

La photographe Maude Arsenault pense aussi que le sourire s'invite davantage dans les campagnes. Certains de ses collègues reconnus montrent des femmes plus souriantes, tout comme certaines marques. «On met de l'avant de nouveaux modèles féminins, des femmes épanouies, libérées, plus authentiques, et des modèles issus de la diversité, on sent qu'il y a un changement.»

Photo tirée du site web de la créatrice Nadya Toto