La profession fait rêver. Pourtant, la vie de mannequin est loin d'être faite de luxe, de calme et de volupté. De Toronto à Londres, Anabelle Nicoud raconte les dessous d'un métier pas comme les autres. Aujourd'hui, portrait de Marc-André Turgeon, le Québécois qui fait tourner les têtes.

Modèle malgré lui

Il y a deux ans, Marc-André Turgeon a décidé de donner une chance à un métier qui lui tendait les bras depuis des années: le mannequinat. Seul Québécois à pénétrer le cercle fermé du classement des 50 meilleurs mannequins de Models.com, il est devenu la muse de l'un des designers les plus avant-gardistes de sa génération, J.W. Anderson. La Presse a suivi Marc-André Turgeon dans sa ville d'adoption, Londres.Beau garçon, silhouette longue et fine, Marc-André Turgeon a, en photo, l'air androgyne et mélancolique qui séduit tant les créateurs européens. En personne, pourtant, le Montréalais de 29 ans est d'une simplicité stupéfiante. Certes, sa beauté est difficile à ignorer. Mais sa simplicité est tout aussi évidente. Ainsi le retrouvons-nous un matin de septembre, à Londres, habillé selon son style des 15 dernières années: baskets et sweat à capuche Vans, jean Volcom.

«Depuis le secondaire, je m'habille pareil. J'aime porter des vêtements streetstyle», explique Marc-André Turgeon, un grand amateur de skate. Seul son large sac en cuir noir griffé - un accessoire qui vaut à lui seul plusieurs milliers d'euros - donne un indice de son statut de mannequin-muse pour J.W. Anderson. Ce jeune surdoué de la mode, qui dirige son propre label, est aussi le directeur artistique de Loewe, une vénérable maison de luxe madrilène passée sous la coupe de l'empire français LVMH.

Marc-André Turgeon est représenté par Supa, une agence qui a le vent dans les voiles et représente les hommes les plus en vue du mannequinat. Sur leurs portraits affichés sur un mur, ces mannequins partagent les mêmes caractéristiques physiques: la jeunesse, la minceur, l'air romantique (ou désespéré).

Son physique, Marc-André Turgeon le définit en quelques mots: «Grand mince, gros nez.» 

Arrivé par hasard au mannequinat après avoir été repéré dans la rue, il connaît une ascension rapide et tombe dans l'oeil de la puissante directrice de casting Ashley Brokaw, lors d'un casting où il se rend en skate. Cette audace lui ouvre la porte à trois saisons en exclusivité pour J.W. Anderson et Loewe. Un parcours salué au printemps par le très sélectif classement des 50 meilleurs mannequins du monde du site Models.com.

«L'ascension de Marc-André a été très rapide, acquiesce son agent montréalais, Karim Rekik, de Dulcedo. Être dans le top 50 au bout de trois saisons, c'est du jamais vu.»

Cinq minutes et puis s'en va

Mais en mode plus qu'ailleurs, les mémoires sont courtes, et les succès, éphémères.

Les agents de Marc-André Turgeon croient donc qu'il devrait être vu dans des éditoriaux de mode cette saison. Rien de nouveau pour celui qui a posé pour le GQ japonais et pour l'objectif du photographe de mode Steven Meisel.

Son portfolio sous le bras, Marc-André Turgeon entame d'un pas vif sa journée de rendez-vous. Celui qui n'avait jamais quitté le Canada avant de devenir mannequin a maintenant ses repères à Londres.

«Prendre le bus, le métro, c'est le côté plaisant: tu découvres la ville.» 

«J'ai beaucoup de temps libre, contrairement à d'autres mannequins : je travaille un mois sur six. Pour un mannequin, c'est plutôt quatre mois sur six.»

Le premier rendez-vous est au deuxième étage d'un petit immeuble tout près d'Old Street, dans le quartier de Shoreditch.

Au milieu d'un bureau à aire ouverte, le directeur de casting qui le reçoit reste assis sur sa chaise et pose nonchalamment quelques questions d'usage à Marc-André Turgeon, tout en feuilletant d'un oeil distrait les photos de son portfolio.

La première question: son âge. Marc-André Turgeon est honnête - une qualité apparemment rare dans le milieu -, aussi répond-il: «29 ans.» Un âge canonique pour une femme. Mais les hommes qui gardent un corps svelte et un air de jeune premier peuvent encore espérer, malgré la trentaine, de belles années de travail.

Les autres questions sont brèves, et le rendez-vous est expédié en cinq minutes, Polaroid compris.

Simplicité

Nous filons rapidement vers le prochain rendez-vous, près de Camden Town, à quelques stations de métro de là. Cette fois-ci, l'accueil est plus sympathique: la directrice de casting d'une grande publication londonienne se montre impressionnée par le parcours atypique du mannequin québécois. Chaleureuse, certes, la rencontre n'en est pas moins expédiée en quelques minutes. On se quitte, sans promesses.

Avant d'attaquer l'après-midi, Marc-André Turgeon nous amène manger au très populaire marché de Camden. Manger de la bouffe mexicaine de rue, faire du skate: le quotidien de Marc-André Turgeon, qui loue une chambre dans la maison de famille d'une proche collaboratrice de son agence, est assez simple.

«Mes amis à Montréal pensent que je suis une superstar, mais non.»

En effet, Marc-André Turgeon, qui a séduit un créateur avant-gardiste, ne se prend pas trop au sérieux. En témoigne son affection pour Zoolander, la comédie-culte de Ben Stiller qui caricature le monde de la mode en général et celui des «male models» en particulier.

L'autodérision est, selon Marc-André Turgeon, un atout indispensable dans une carrière où l'on peut être amené à porter des vêtements qui défient le sens commun.

Les pieds sur terre

«Ça m'a pris du temps avant de comprendre que j'étais beau garçon. Mais la personnalité vaut beaucoup plus que l'image: j'aime mieux me concentrer là-dessus, m'éduquer», explique Marc-André Turgeon.

Dans la famille Turgeon, on garde en effet les pieds sur terre. Son père, Nelson Turgeon, a été mineur et coupeur de bois avant d'entrer dans les Forces armées et d'être déployé à Chypre et au Rwanda.

Marc-André Turgeon naît au Nouveau-Brunswick et grandit à Saint-Jean-sur-Richelieu, dans un univers on ne peut plus éloigné de celui de la mode. Son parcours fait toutefois la fierté de ses parents.

«On lui dit: "Bravo, garde la tête sur les épaules." On a un bon petit gars», dit son père, rencontré durant l'été à Montréal lors d'un événement organisé par l'agence Dulcedo.

Marc-André Turgeon a été abordé à de nombreuses reprises dans la rue pour être mannequin. Mais il voulait terminer ses études en photographie. Loin des excès de la mode, il passe sa vingtaine à travailler sur les plateaux, et dans la cuisine d'un restaurant.

«Quand il faisait ses études, il en a mangé, de la misère. Maintenant, il est resté le même. Il n'essaie pas d'impressionner les gens.» - Lise Turcotte, mère de Marc-André Turgeon

Le cintre vivant

Aujourd'hui encore, c'est la photographie qui passionne Marc-André Turgeon.

Contrairement à de nombreux mannequins, ce n'est pas tant sur lui qu'il aime braquer son objectif. Ses agents ont beau l'encourager à utiliser Instagram, indispensable réseau social d'autopromotion, Marc-André Turgeon n'a aucun intérêt pour les égoportraits.

Être exposé à tous les regards, même les moins bienveillants, et être photographié à tout va ne le gêne pourtant plus.

«Maintenant, je suis rendu habitué, j'ai laissé mon stress partir», dit-il, avant d'entrer dans les bureaux de Love, une publication branchée et haut de gamme du groupe Condé Nast.

Les échanges qu'a le mannequin avec les directeurs de casting au cours de la journée pourraient pourtant le déstabiliser: brefs, rapides et, au bout du compte, superficiels. On n'engage pas un mannequin pour ses idées ou sa conversation, même quand on est une publication aussi créative que Dazed and Confused.

Ennuyeux, le quotidien du mannequin?

Marc-André Turgeon sourit. Il sait que cette carrière lui ouvre des portes. Mais il sait aussi qu'il y a plus dans la vie qu'être «vraiment, vraiment, ridiculement vraiment beau», comme dirait Derek Zoolander («really really ridiculously good looking»).

« Dans ce métier, on est un cintre vivant », résume Marc-André Turgeon. Sans amertume ni déception. Juste avec la sagesse de ceux qui savent qu'il faut saisir sa chance quand elle passe.

«Tant que ça dure, je vais en profiter. Je me donne encore deux ans. On me dit qu'il m'en reste cinq. Je ne resterais pas là si je ne faisais pas ça à temps plein.»

Le rare statut de muse

C'est de plus en plus rare, mais certains mannequins chanceux peuvent devenir des muses: être «le» mannequin d'un créateur, qui fait tous ses vêtements sur lui, à ses mesures exclusivement. C'est ce statut rare qu'a obtenu Marc-André Turgeon avec J.W. Anderson.

Ainsi, il voyage chaque saison avec lui et ses plus proches collaborateurs à la recherche d'inspiration, puis les retrouve à Paris ou à Madrid pour des essayages, et enfin, les présentations aux clients. Il est aussi le visage masculin des campagnes publicitaires photographiées par Steven Meisel pour Loewe en 2014 et 2015.

Ce statut d'exclusivité le prive d'autres contrats commerciaux (il cite des campagnes pour COS ou Gucci). Mais il fait de Marc-André Turgeon un mannequin rare. Et donc, précieux.

«On est dans une position de choix. On joue le statut de muse et on déséquilibre l'offre et la demande, explique son agent, Karim Rekik. Techniquement, une exclusivité, ça paie bien. Mais est-ce que ça absorbe toutes les pertes d'une saison? Peut-être pas. Mais on peut maintenir un niveau de demande.»