Avant même que la ville ne s'éveille, des passionnés se lancent à la poursuite d'une grande voyageuse qui ne fréquente la région de Montréal que quelques semaines chaque printemps, le temps de s'y reproduire: l'alose savoureuse.

Vous dormez, ils pêchent!

«C'est l'oiseau matinal qui attrape le ver», dit le proverbe. Et les passionnés de la pêche à l'alose rencontrés la semaine dernière au pied de la centrale hydroélectrique de la rivière des Prairies l'ont bien compris.

À peine les premières lueurs du jour se montrent-elles à l'horizon qu'ils sont déjà nombreux à s'affairer le long de la rivière. L'objet de leur convoitise: l'alose savoureuse.

Ce poisson anadrome vit en mer et parcourt chaque printemps quelque 3000 km pour revenir se reproduire dans sa rivière natale. De la fin du mois de mai à la mi-juin environ, les aloses s'entassent au pied des centrales de la rivière des Prairies et de Carillon, stoppées net dans leur migration par les barrages hydroélectriques. Là, elles cherchent des lieux propices pour frayer. Une fois la fraie terminée, les adultes retournent à la mer, alors que les jeunes les retrouveront à l'automne, après avoir passé leur premier été en rivière.

La présence saisonnière de ces poissons très combatifs dans nos eaux soulève évidemment la passion de bon nombre de pêcheurs sportifs, qui n'hésitent pas à se lever aux aurores pour se lancer à leur poursuite.

Khaled Abou Chakra est l'un d'eux. Il n'était pas encore 5 h ce matin-là qu'il avait déjà deux prises à son tableau de chasse. Ce retraité pêche l'alose ici depuis une vingtaine d'années et il y vient le plus souvent possible. Et il n'est pas seul. À côté de lui, Roberto décroche une belle prise en expliquant qu'il pêche l'alose ici depuis une trentaine d'années. Il prend deux semaines de vacances chaque année simplement pour venir pêcher l'alose cinq jours par semaine. «Mais pas le week-end, précise-t-il. Il y a trop de monde!»

D'autres, comme Renaud, viennent ici faire quelques lancers avant de se rendre au boulot. «Pendant le temps de l'alose, je suis ici de 5 h à 7 h tous les jours de la semaine, avant d'aller au travail, dit-il. Ce matin, c'est tranquille, mais quand c'est le bon temps, je peux attraper une quinzaine d'aloses durant ces deux heures.»

«La légende ici, c'est Serge!»

Une grande camaraderie règne ici entre les pêcheurs, qui arrivent un à un en se saluant. Après avoir installé leurs chaises et leurs glacières sur la berge et avoir monté leurs lignes, ils entrent dans l'eau et se mettent à l'oeuvre.

«On se connaît tous, ça fait 30 ans qu'on pêche ici!», confie Alex, après avoir salué ses vieux compères Albert et Didier. «Et chaque année de nouveaux adeptes gonflent les rangs. Mais la légende ici, c'est Serge!»

En effet, Serge Pitre, qui arrive pratiquement au même moment, est connu de tous parmi la communauté des pêcheurs d'alose. Ce chauffeur d'autobus à la Société de transport de Montréal pourchasse ce poisson sur les berges de la rivière des Prairies depuis 1978, alors qu'il était encore étudiant. Depuis, il n'a jamais raté une saison.

«Je passais mes week-ends ici à pêcher. Ensuite, quand j'ai commencé à travailler, je prenais mes deux semaines de vacances pour pêcher l'alose.»

Maintenant, c'est trois semaines de vacances annuelles qu'il consacre à cette pêche. Durant cette période, il pourchasse l'alose sept jours sur sept. Et bien qu'il fasse de nombreux voyages de pêche un peu partout durant l'été, l'alose reste sacrée pour lui. «Après l'alose, je me mets à courir après les autres espèces», confie-t-il.

Deux shifts

Au cours de notre visite, à la fin du mois de mai, quelques aloses sont au rendez-vous, mais ce n'est pas encore la cohue. Le poisson est en retard d'au moins une bonne semaine cette année. Mais le nombre de captures augmente de jour en jour et, au moment où vous lirez ces lignes, la pêche devrait être à son apogée.

«Normalement, lorsque la saison bat son plein, il se prend une quarantaine d'aloses ici chaque matin, explique Serge Pitre. Les gens viennent entre 5 h et 8 h, avant d'aller au travail. À 8 h, ça se vide. Il y a comme deux shifts: avant et après le travail.»

«Alose!», crie un pêcheur. C'est ce qu'il faut crier lorsqu'on a une prise, pour indiquer aux autres pêcheurs autour qu'ils doivent sortir leur ligne de l'eau pour éviter les emmêlements pendant le combat avec le poisson.

Cette fois, par contre, ce n'est pas une alose, mais bien un achigan qui a mordu au leurre.

«On prend de tout ici, indique Serge Pitre. Du doré, de l'achigan, du maskinongé, de l'esturgeon et même du lépisosté osseux!»

Renaud confirme. «J'ai ferré un esturgeon tout à l'heure. Je n'ai jamais pu le ramener...»

Il n'est que 5 h 30 et déjà, une vingtaine de pêcheurs se tiennent côte à côte dans la rivière, les yeux rivés sur leur leurre dérivant dans le courant.

Et alors que le soleil se lève lentement au-dessus des gratte-ciels de Montréal, chassant la brume matinale et annonçant le début d'une autre journée, alors que se massent des milliers de voitures sur les grandes artères de la région métropolitaine, les silhouettes d'une bande de passionnés se découpent sur les eaux de la rivière des Prairies.

À travers les rires et les discussions, chacun espère, à chaque lancer, ressentir dans la canne cette vive secousse qui annonce le début du combat avec une de ces flèches d'argent.

Pour pêcher l'alose

Voici quelques informations utiles pour les pêcheurs qui désirent se lancer à la poursuite de l'alose savoureuse.

Où et comment pêcher?

À la centrale de la rivière des Prairies, vous pouvez pêcher à partir d'une passerelle aménagée le long du barrage, directement dans l'eau avec des bottes-pantalons, ou en embarcation. Si vous pêchez en bottes-pantalons, ne vous avancez pas trop loin et regardez où vous mettez les pieds. Selon le niveau de l'eau, il peut y avoir des dénivellations très variables très près du bord. En embarcation, vous devrez redoubler de prudence en raison du fort courant à cet endroit. Il est également possible de pêcher à partir de la rive du côté de Montréal. À la centrale de Carillon, la pêche à gué est quasi impossible. Il vous faudra y pêcher en embarcation.

Permis et limites

Pour pêcher l'alose, vous devez être titulaire du permis de pêche sportive «régulier». La limite de prise quotidienne et de possession est de cinq aloses. Cette limite inclut les poissons pris et gardés, mais pas ceux remis à l'eau. Notez que votre conjoint ou vos enfants ou des étudiants âgés de 18 à 24 ans titulaires d'une carte d'étudiant valide peuvent également pêcher avec votre permis. La quantité totale de poissons pris et gardés par jour par tous ne doit alors pas dépasser la quantité autorisée au titulaire du permis, cinq dans ce cas-ci.

Les leurres

On pêche l'alose avec des «dart jigs». Il y a des commerçants sur place qui vous en vendront pour quelques dollars seulement, dont Serge Pitre, qui a commencé à en fabriquer lorsqu'il était étudiant. Il n'a jamais arrêté. «C'est pour aider les gars», explique-t-il. «Les jigs à Serge sont une légende, comme lui», affirme plutôt Alex. L'alose réagit aux couleurs vives, alors M. Pitre recommande des jigs blanc et rouge ou jaune et rouge les jours ensoleillés, et blanc et vert quand c'est nuageux.

La canne

L'alose est un poisson puissant qui vient de la mer et qui évolue dans le courant. Son combat est vif et intense. Mais sa bouche est extrêmement fragile. L'équipement doit donc être adapté en conséquence. Utilisez une canne à action moyenne ou lente pour bien absorber les coups de tête de l'alose. Plus elle est longue, mieux c'est. Aussi, laissez l'alose se ferrer toute seule et ne donnez pas de grands coups secs. Sinon, vous déchirerez le coin de sa gueule et perdrez votre prise.

La ligne

Serge Pitre recommande du monofilament de 6 lb test. Et surtout pas de fil tressé! Comme les pêcheurs sont près l'un de l'autre et qu'il y a beaucoup de courant, il n'est pas rare que les lignes s'entremêlent. «Avec du fil tressé, les hameçons piquent dans le fil et il devient très difficile, voire impossible de démêler les lignes», explique-t-il. En plus, comme le fil tressé n'a pratiquement aucune élasticité, il ne peut s'étirer pour absorber les coups de tête de l'alose, ce qui risque, encore une fois, de vous faire perdre vos prises.

Manger l'alose

Comme le saumon, l'alose ne se nourrit pas durant son passage en eau douce. Vous pouvez donc en consommer sans aucune crainte. Par contre, bien que son nom soit l'alose savoureuse, sa chair est plutôt fade. Pour améliorer le goût, plusieurs fument les filets ou en font de la mousse. Ou l'assaisonnent d'épices relevées. Il est possible aussi de faire du caviar avec les oeufs. Notez qu'il y a une façon spéciale de prélever les filets pour éviter de se retrouver avec une quantité astronomique d'arêtes dans l'assiette.

Photo Patrick Sanfaçon, La Presse

Tous rassemblés à la poursuite de l'alose savoureuse.

Un poisson vulnérable

Alors que certains conservent certaines de leurs prises pour les consommer, d'autres choisissent plutôt de les gracier. Une initiative louable, surtout quand on sait que l'alose savoureuse est inscrite depuis 2003 sur la liste des espèces menacées ou vulnérables.

Mais dans ce cas-ci, la pêche n'y est pour rien et ce sont plutôt les ouvrages hydroélectriques qui sont montrés du doigt, comme le précise le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec.

«Au Québec, la diminution de l'accès aux frayères à la suite de l'aménagement d'ouvrages hydrauliques serait la principale cause du déclin de l'alose savoureuse. Parmi eux se trouvent le barrage de Carillon sur la rivière des Outaouais, la centrale de Rivière-des-Prairies, qui bloque une voie de migration, et la réfection du barrage de l'île des Moulins, qui constitue une entrave à la remontée de l'alose dans la rivière des Mille Îles.»

Hydro-Québec a tenté à de nombreuses reprises d'aider les aloses à passer le barrage de la rivière des Prairies, notamment en y construisant une passe migratoire en 1985, mais sans succès.

«La passe migratoire ne fonctionne tout simplement pas. Les aloses ne l'ont jamais utilisée», indique Serge Pitre.

Problème de taille

Il y a également un autre problème de taille. La plus grosse frayère de l'alose se trouve à Carillon et les poissons y parviennent par le fleuve Saint-Laurent et le lac Saint-Louis. Une fois la fraie terminée, bon nombre d'entre eux entreprennent de rejoindre la mer en empruntant la rivière des Prairies, où elles doivent franchir la centrale électrique. Malheureusement, elles tentent de le faire par les turbines, où elles se font littéralement déchiqueter.

Pour éviter ce problème, un système d'ultrasons a été installé par Hydro-Québec en amont de la centrale pour détourner les aloses des turbines et les guider plutôt vers les évacuateurs de crue dont les vannes, une fois ouvertes, permettent de libérer les poissons de l'autre côté du barrage en toute sécurité.

Très récemment, Hydro-Québec a également installé un système d'ultrasons directement à l'entrée de la rivière des Prairies pour tenter de rediriger les aloses vers le lac Saint-Louis ou la rivière des Mille Îles afin qu'ils évitent carrément d'emprunter la rivière des Prairies sur le chemin du retour.

«L'équipement à l'entrée de la rivière des Prairies fonctionne bien, mais il faut encore faire des ajustements pour orienter les aloses vers les autres cours d'eau, précise Hydro-Québec sur son site internet. En attendant, beaucoup moins d'aloses se dirigent vers le barrage. Et elles évitent les turbines grâce à l'équipement amélioré devant le barrage.»

Photo Patrick Sanfaçon, La Presse

Hydro-Québec a tenté à de nombreuses reprises d'aider les aloses à passer le barrage de la rivière des Prairies, notamment en y construisant une passe migratoire en 1985, mais sans succès.