Les bourses étaient imposantes — un joli magot de 2,5 millions US pour chacun — et la scène qui allait accueillir Muhammad Ali et Joe Frazier aussi. Leur premier affrontement au Madison Square Garden, à New York, était si prestigieux qu’il avait été surnommé « Le combat du siècle ». Cinquante ans plus tard, il se maintient au sommet de la liste.

Frazier était le champion invaincu des poids lourds. Un boxeur de petite taille, mais explosif, doté d’un crochet de la gauche pouvant assommer un éléphant. Ali, c’était Ali même si Frazier insistait pour l’appeler (Cassius) Clay pendant que celui-ci tentait de retrouver sa condition physique des beaux jours après avoir été banni de la boxe pendant plus de trois ans pour avoir refusé de servir dans l’armée américaine engagée dans la guerre du Vietnam.

Tout le gratin artistique y était, incluant Frank Sinatra, caméra à la main près du ring, illustrant chaque moment d’importance pour le magazine Life. En ce lundi 8 mars 1971, il y avait des Kennedy dans l’aréna et quelques-unes des plus grandes vedettes du jour, notamment la chanteuse Diana Ross et le cinéaste et metteur en scène Woody Allen.

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Frank Sinatra

« Tout le gratin était présent, a déclaré Gene Kilroy, qui a longtemps été le gérant d’affaires d’Ali. Si vous n’étiez pas là, vous n’étiez pas quelqu’un ».

Frazier était un cogneur infatigable, rempli de rage à l’endroit d’un boxeur qui ne pouvait s’empêcher de le rabaisser. Ali, qui en était à son troisième combat depuis sa tentative de retour, était un peu rouillé, mais il était déjà surnommé « The Greatest ». Et ses admirateurs ne pouvaient imaginer le voir subir une première défaite en carrière, aux mains de Frazier ou de quiconque.

Avant le combat, ils se sont nargués et insultés au-delà de ce que l’on avait l’habitude de voir lors d’évènements promotionnels. Comme d’habitude, Ali est facilement sorti victorieux de ces affrontements verbaux.

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Muhammad Ali porte une couronne alors qu'il parle au téléphone, le 6 mars 1971 à Miami.

Ali ne manquait pas d’imagination quand venait le temps de décrire son adversaire qui était si laid, avait-il lancé, que « son visage devrait être légué au département de la faune ».

« Joe Frazier sera un sac de boxe, avait affirmé Ali à la veille du duel. Frazier n’a même pas l’air d’un champion poids lourd — trop petit. »

Plus que de la boxe

Frazier avait été établi légèrement favori, à 6 contre 5, en vue d’un duel qui captivait la nation américaine et le monde entier. Non seulement les deux combattants allaient toucher des bourses qui, à l’époque, semblaient insensées, mais le combat lui-même devait rapporter, selon les estimations, entre 20 et 30 millions une fois toutes les recettes calculées.

L’affrontement a été diffusé à circuit fermé en 370 endroits différents aux États-Unis, incluant en plein air, au rutilant Three Rivers Stadium à Pittsburgh, où des partisans se sont rassemblés malgré une température de moins-8 Celsius.

Aux abords du ring, les sièges les plus dispendieux coûtaient l’impensable somme de 150 $, même s’il était possible d’acheter des billets dans les balcons supérieurs du Madison Square Garden pour 20 $. Selon certaines informations qui ont circulé, les revendeurs pouvaient obtenir jusqu’à 700 $, et les affaires étaient bonnes.

Ce n’était pas seulement un combat de boxe, mais un test de vérité sociologique et politique. Ali était adoré par de nombreuses personnes, mais détesté par plus de gens encore à cause de sa grande gueule, son refus de servir l’armée et sa décision de se convertir à la religion musulmane.

Frazier était son antonyme, une sorte de poids lourd de la classe moyenne qu’Ali avait étiqueté un « Oncle Tom » parce que tant d’Américains de race blanche étaient de son côté et espéraient le voir gagner.

Pendant ce temps, environ 10 soldats américains périssaient chaque jour au Vietnam. Le mois suivant, quelque 200 000 personnes ont pris part à une marche pacifique jusqu’au Capitole, à Washington, D.C., pour dénoncer une guerre qui semblait ne plus vouloir en finir. Et, alors qu’un long et chaud été se pointait à l’horizon, on assistait encore à d’occasionnelles émeutes raciales à travers un pays fragmenté.

« C’est allé au-delà de la boxe, a résumé Ed Schuyler fils, qui a couvert le combat pour l’Associated Press. Il y avait un mélange de religion, de patriotisme et, bien sûr, de racisme. Tous ces éléments y ont tenu une place. »

Le refus de perdre

Les deux belligérants se sont battus pendant 15 rounds, parfois furieusement. Frazier, légèrement accroupi, fonçait et lançait de violents crochets de la gauche. Ali répliquait avec des jabs secs et des droites dans le but de repousser les charges de son adversaire.

Les deux pugilistes jacassaient autant qu’ils boxaient, se narguant pendant qu’ils s’échangeaient des gauches et des droites. À un certain moment, l’arbitre Arthur Mercante les a sommés de cesser de tant parler, un avertissement auquel les deux boxeurs n’ont pas obéi.

Ali a gagné quelques-uns des premiers rounds à l’aide de jabs et de directs de la droite qui faisaient tourner la tête de Frazier. Mais ce dernier n’a jamais cessé d’attaquer et, graduellement, ses crochets de la gauche ont commencé à trouver la cible avec plus de régularité. Ce fut le cas au 11e assaut où il a ébranlé Ali au point de le projeter vers l’arrière avant de dominer le reste du round.

Malgré tout, Ali avait gagné le 14e round et semblait en voie de réaliser une remontée lorsque Frazier a soudainement décroché son meilleur crochet de la gauche de la soirée, parmi une multitude de crochets de la gauche. À la stupeur générale, Ali s’est retrouvé au tapis.

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Muhammad Ali, un genou au sol, regarde Joe Frazier.

Il a pu se relever et compléter le round et le combat, mais le sort en était jeté. Frazier allait l’emporter par décision unanime des juges en grande partie parce qu’il avait tout simplement refusé de perdre.

« Personne n’aurait battu Joe Frazier ce soir-là, a affirmé Kilroy. Il était dans une bulle.

« Il a dit "J’en ai marre de lui, mes enfants vont à l’école et on leur dit ton père est un gorille." Ali disait que "Joe sait que je ne fais que promouvoir le combat." J’ai dit à Ali "Non, il prend ça au sérieux." Parce qu’au plus profond de lui-même, Joe détestait Ali. »

« Qui est le champion ? Qui est le champion ? Qui est le champion ? » pavoisait Frazier après son triomphe, même s’il ne dégageait pas tout à fait l’image d’un vainqueur.

Alors que la mâchoire d’Ali était si enflée qu’il a dû se soumettre à des radiographies à l’hôpital, les blessures de Frazier étaient plus graves encore, et il a éventuellement dû être hospitalisé.

Et bien que Frazier ait quitté le ring avec le titre de champion incontesté des poids lourds, Ali est lui aussi sorti victorieux de l’affrontement. Il s’était battu magnifiquement et il n’y avait aucune honte à perdre de cette façon.

Ali a récupéré le titre de champion des poids lourds deux autres fois, incluant son triomphe par mise hors de combat contre George Foreman lors du « Rumble in the Jungle », au Zaïre trois ans plus tard.

Ali et Frazier ont fait de leur rivalité une trilogie, et Ali a gagné les deux autres rendez-vous, incluant le troisième affrontement, le fameux « Thrilla in Manila », le 1er octobre 1975. Un combat au sujet duquel Ali avait déclaré qu’il n’avait jamais expérimenté la mort de si près. Les deux hommes ne se sont jamais véritablement remis de cette bataille.

« Tout ça fait partie de la légende d’Ali, qui a continué de grandir. Il y a eu Manille, le Zaïre, son autre conquête du titre contre [Leon] Spinks, a déclaré Schuyler.

« Pour Joe, ça s’est arrêté là. Il aurait mieux fait de prendre sa retraite après [le combat]. Il a perdu deux fois par mise hors de combat contre Foreman, s’est incliné deux fois contre Ali. Même quand Joe gagnait, il restait dans l’ombre de Muhammad Ali. Il ne pouvait rien y faire. »

Frazier est décédé en 2011 à l’âge de 67 ans, avec peu d’argent et toujours amer du traitement que lui avait réservé Ali. Quant à Ali, il a passé la majeure partie des dernières années de sa vie avec la voix partiellement éteinte par la maladie de Parkinson. Il est mort en 2016.

Un demi-siècle plus tard, ils sont disparus. Mais leur épique combat vit toujours.