Mise de côté par l'équipe nationale japonaise, Christa Deguchi fait le bonheur de Judo Canada, à la recherche de sa première médaillée olympique féminine. Rencontre.

En nous accueillant mercredi matin dans le dojo de l'Institut national du sport du Québec, Christa Deguchi fait une révérence toute japonaise. Arrivée l'avant-veille de Tokyo, elle est encore à l'heure du Japon, le pays où elle a grandi et où elle vit toujours.

Son survêtement est cependant frappé du logo de Judo Canada, qu'elle représente sur la scène internationale depuis l'automne 2017. Médaillée de bronze aux derniers Championnats du monde, gagnante en février du Grand Slam de Paris pour la deuxième année de suite, elle est déjà la judoka canadienne la plus prolifique de l'histoire.

Nicolas Gill sort du bureau, nous dit qu'on aurait pu garder nos chaussures et fait les présentations sans s'embarrasser de formalités. « Christa n'est pas la plus traditionaliste des Japonaises », nous glisse-t-il à l'oreille pendant que le photographe David Boily s'affaire avec elle.

Le directeur général de Judo Canada a entendu parler de Christa Deguchi pour la première fois en 2013. Un magazine spécialisé avait fait un portrait d'elle après sa victoire aux championnats japonais des écoles secondaires. Une chose l'avait frappé : la nationalité de son père, originaire de Winnipeg. La double citoyenneté de la jeune athlète, dont la mère est japonaise, la rendait évidemment attrayante pour un pays comme le Canada, toujours à la recherche de talent.

À l'époque, Gill avait recruté Kyle Reyes, un Canadien qui a vécu presque toute sa vie au Japon. Il a donc approché Deguchi, qui a montré de l'intérêt sans pour autant se laisser convaincre. « J'étais très concentrée sur le Japon, tout le monde me conseillait de rester », explique la jeune femme au prénom anglo-saxon et au patronyme nippon. Ce n'était que partie remise.

« Un mini-Canada »

À son premier tournoi international pour le Japon, elle a gagné le bronze chez les moins de 57 kg aux Mondiaux juniors, s'inclinant en quarts de finale contre la Québécoise Catherine Beauchemin-Pinard. L'année suivante, elle a remporté l'argent à la même compétition, battue en finale par sa compatriote Momo Tamaoki.

Son équipe nationale, déjà bien pourvue, l'a mise de côté par la suite.

« J'étais dans l'équipe, mais ils ne faisaient pas appel à mes services. Ils avaient un peu peur que je change [pour le Canada]. Ils ne voulaient pas investir en moi. »

- Christa Deguchi

Gill est revenu à la charge en décembre 2016 à la fin de son université, moment charnière pour tout judoka japonais. Une entreprise japonaise souhaitait la recruter dans son club professionnel si elle pouvait représenter le Canada aux Jeux olympiques de Tokyo en 2020. Cette offre n'a pas fonctionné, mais une grande compagnie d'assurances a accepté de la prendre dans son programme de commandites.

Deguchi était prête à faire le saut : « J'ai vieilli et mon esprit s'est ouvert. Le Canada est mon autre pays. Je me suis dit : je veux me battre et gagner pour le Canada. Le Japon n'est pas mon seul pays d'attache. »

Elle décrit sa maison d'enfance comme un « mini-Canada » où son père s'évertuait à conserver les traditions de son pays d'origine. « Par exemple, Noël n'est pas vraiment fêté au Japon, mais mon père installait un sapin, on mangeait de la dinde et je laissais un biscuit et un verre de lait au père Noël avant de me coucher. »

Plus jeune, elle a visité sa grand-mère à Winnipeg à deux ou trois reprises. « Je ne me souviens que des arbres, des lacs et des vaches... » Elle en est à son troisième séjour à Montréal, où elle se prépare pour les Championnats panaméricains de la semaine prochaine à Lima. Elle a découvert le Vieux, le mont Royal, le smoked meat et ces « immenses écureuils » qui l'émerveillent.

Son arrivée au Canada « n'a pas fait l'unanimité » dans le milieu, au dire de Gill. Le double médaillé olympique se défend d'attirer des étrangers grâce à l'argent, à l'exemple du Qatar en athlétisme. « On n'en a pas les moyens et de toute façon, on n'a aucun intérêt pour faire ça à la base. »

En 2019, quelle est la définition d'un Canadien ? demande-t-il. « C'est très émotif comme débat », constate-t-il.

« Notre objectif n'est pas d'envoyer des gens aux Jeux olympiques. Notre objectif est d'avoir quelqu'un qui performe aux Jeux. Si l'athlète qui a la meilleure chance de performer s'entraîne au Japon, elle s'entraîne au Japon. »

- Nicolas Gill

Consécration à Paris

Ainsi, Deguchi poursuit sa préparation à Yamanashi, dans le même dojo que durant son parcours universitaire. À l'annonce de son transfert, la fédération japonaise a refusé de la libérer avant la fin de la période d'inadmissibilité de trois ans requise par le règlement international. Même une demande du Canada de raccourcir le délai d'une petite semaine n'a pas trouvé d'oreille favorable.

Elle a donc attendu l'automne 2017 pour faire ses débuts dans un judogi unifolié, perdant ses deux premiers combats. Mais la nouvelle venue a frappé fort en février 2018 en remportant le Grand Slam de Paris, tournoi le plus prestigieux après les Jeux olympiques et les Championnats du monde. En finale, elle a vaincu la meilleure Japonaise, son amie Tsukasa Yoshida, pour devenir la première judoka canadienne à s'imposer dans un événement de cette envergure.

« Je pensais pouvoir monter sur le podium, mais j'étais surprise de finir première. Je pensais que j'avais été chanceuse. »

Elle a gagné ses 16 combats suivants pour décrocher un titre continental et deux médailles d'or à des tournois de catégorie Grand Prix. En quelques mois, elle a battu les quatre Japonaises les mieux classées. Yoshida a pris sa revanche en demi-finale des Championnats du monde de Baku, mais Deguchi a obtenu le bronze, du jamais vu pour le judo canadien.

Deux judokas, une place

En février dernier, elle a remis ça à Paris, défaisant de justesse en finale sa compatriote Jessica Klimkait, l'autre grand espoir chez les 57 kg. Actuellement classées quatrième et cinquième au monde, les deux Canadiennes risquent de se livrer une lutte impitoyable pour le seul poste disponible pour les JO de Tokyo. Si les deux maintiennent leur rang parmi les huit premières, elles devront se départager dans un deux de trois en mai 2020.

« Je ne la connais pas vraiment, mais je pense qu'elle est une personne discrète, un peu comme moi », dit Deguchi au sujet de l'Ontarienne Klimkait. « En Russie, on s'est échauffées ensemble avant nos combats. On se parle de nos adversaires. Notre relation n'est pas mauvaise. »

Au Japon, pays du judo, les succès de la native de Nagano ne passent pas inaperçus. Elle reçoit parfois des messages désobligeants sur les réseaux sociaux. Certains l'accusent de trahison.

« Les gens du judo m'encouragent beaucoup. Ils ne disent rien de mal à mon sujet. Ceux qui n'en font pas, ne font que regarder les nouvelles et les résultats, disent plusieurs choses tristes. C'est 50-50. [...] Au début, ça m'affligeait, mais aujourd'hui, ça m'est égal. Je sais que des gens diront des choses comme ça, mais j'ai décidé de me battre pour le Canada et je ne le regrette pas. »

Elle est à la fois « heureuse et nerveuse » à l'idée de disputer les prochains Championnats du monde à Tokyo, en août. Elle aura alors une idée de l'accueil qui l'attend si elle se qualifie pour les JO un an plus tard.

Son objectif est très clair. « Je veux marquer l'histoire. Le meilleur résultat de Nico est une médaille d'argent [aux JO de Sydney en 2000]. Mon but est donc d'avoir la médaille d'or ! » Gill ne s'en plaindra pas.

Comme GSP

Georges St-Pierre est l'athlète favori de Christa Deguchi. Imaginez sa surprise quand elle l'a aperçu nageant dans la piscine olympique à sa première visite à Montréal ! « Je lui ai envoyé la main et il m'a saluée ! », raconte-t-elle en montrant la baie vitrée du dojo de l'INSQ qui donne sur le bassin de natation. « J'ai vu quelques-uns de ses combats à la télé. Son "Superman punch" est fantastique ! Mais ce que j'aime surtout de lui, c'est la façon dont il respecte ses adversaires. Après ses combats, il ne fait pas de folies. » Deguchi se reconnaît aussi dans l'intimidation vécue dans sa jeunesse par le champion d'arts martiaux mixtes. Elle-même en a été victime en raison de ses origines mixtes. « Les petits se moquaient de moi, me frappaient. Je devais aussi protéger ma petite soeur. Je ne leur ai pas fait mal, mais j'ai trouvé une façon de les faire arrêter. Je fais du judo depuis que j'ai 3 ans et ça m'a beaucoup aidée sur le plan psychologique. »

PHOTO MLADEN ANTONOV, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

En finale du Grand Slam de Paris l'an dernier, Christa Deguchi (en bleu) a vaincu la meilleure Japonaise, son amie Tsukasa Yoshida.