Mardi matin, Chris Wideman est arrivé au Centre Bell comme il est arrivé à l’aréna des milliers de fois dans sa vie.

Quelques heures plus tard, le Canadien allait disputer son 82e et dernier match de la saison 2023-2024. Un match que le défenseur regarderait de la galerie de la presse, vu la blessure au dos qui l’empêche de jouer. Un 82match de suite que ses coéquipiers allaient amorcer sans lui.

Ce qui a frappé Wideman, mardi, c’est de prendre pleinement conscience, même s’il le savait déjà, qu’il s’agirait du dernier match de sa carrière de hockeyeur professionnel.

Le vétéran de 34 ans ne perd pas espoir d’un jour chasser pour de bon la douleur avec laquelle il compose depuis plus d’un an. Mais il ne se berce pas d’illusions sur ses chances de jouer au hockey de nouveau.

La saison dernière, il a disputé le plus de matchs possible en dépit de problèmes aux disques lombaires. L’été venu, il a pu mesurer l’effet que cette blessure avait sur sa vie personnelle.

« Mon fils pesait environ 25 lb et je peinais à le tenir dans mes bras plus d’une minute sans inconfort », a-t-il illustré, mardi matin, pendant une longue entrevue avec La Presse.

Malgré une « routine quotidienne » qui lui permet de composer avec la douleur, être assis ou debout pour une longue période est désormais pénible. Les déplacements en avion, conséquemment, sont « difficiles ».

« J’ai atteint un point où je ne pouvais plus continuer, dit-il. J’ai discuté avec le personnel médical de ce à quoi pourrait ressembler ma vie après le hockey si je n’arrêtais pas. Il y avait beaucoup de doutes sur la manière dont ça m’affecterait à long terme. Quand on a commencé à parler de ça, c’est devenu réel. La vie est longue après la fin d’une carrière. »

Traitements

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Chris Wideman dans le vestiaire du Canadien au Centre Bell, mardi

Si l’Américain est arrivé à ce constat fataliste, ce n’est pas faute d’avoir exploré d’autres avenues.

Tant à Montréal qu’à St. Louis, sa ville natale où il habite avec sa femme et leurs deux enfants, il a « épuisé tous les traitements médicaux imaginables ». En cours de route, au fil des examens, d’autres problèmes ont été décelés.

C’est ça, la vraie frustration. Tu essaies, tu essaies, tu essaies encore. C’était comme le jour de la marmotte.

Chris Wideman

Sa tête et son cœur veulent encore jouer. Son corps toutefois « ne répond plus et ne guérit plus de la bonne manière ».

À 5 pi 10 po et 180 lb, ce défenseur a toujours su que ce ne serait pas son gabarit qui lui ferait gagner des batailles pour la rondelle contre des adversaires plus grands et plus lourds. « Ce qui m’a permis de survivre dans cette ligue, c’était ma vitesse et mon agilité, souligne-t-il. Il fallait que j’arrive à la rondelle plus vite [que l’adversaire] et que je sois plus intelligent pour faire un jeu sans me mettre dans l’embarras. »

La douleur, toutefois, limite sa mobilité, sa puissance et sa capacité à accélérer. Aussi bien dire tout ce dont un joueur de la LNH a besoin pour gagner sa vie.

Il a tenté de défier son corps la saison dernière et de jouer en dépit de sa blessure. « Je consacrais beaucoup de temps à me préparer pour les matchs, se rappelle-t-il. Il y a des moments où je composais avec un niveau de douleur épouvantable. J’ai amorcé des rencontres avec beaucoup d’inquiétudes, que ce soit à propos de mon dos ou du risque de me blesser ailleurs, puisque je ne pouvais plus bouger comme j’y étais habitué.

« Sur le moment, on ne pense pas aux effets à long terme : on essaie de compenser et de faire passer l’équipe en premier. »

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Chris Wideman en action

Pas à la hauteur

En 2022-2023, il a été limité à 46 rencontres, au cours desquelles il n’a amassé que 6 points, loin de sa production lors de sa première campagne à Montréal, 27 points en 64 joutes. Outre son dos qui le faisait souffrir, l’émergence de jeunes défenseurs lui a fait perdre des échelons dans la hiérarchie du club, si bien qu’il a souvent été laissé de côté.

Lorsqu’il était en uniforme, son temps de glace diminuait. Son niveau de jeu n’était plus à la hauteur, et il en est le premier conscient.

Mon niveau de douleur augmentait et mes performances descendaient. Mes capacités aussi.

Chris Wideman

Accrocher ses patins lui permet d’espérer que la douleur continue de s’amenuiser. « Malheureusement, ce n’est pas la fin de ma relation avec les ennuis de santé, constate-t-il. Je vais devoir continuer de faire de la rééducation. À un certain point, mes enfants vont pratiquer des sports, et je veux m’impliquer le plus possible auprès d’eux. Je veux les coacher, leur enseigner… Je veux être un père actif, et peu importe ce que je dois faire pour que ce soit possible, je vais le faire. »

Wideman ne s’en cache pas : ce n’est pas la manière dont il aurait souhaité « finir le voyage mouvementé qu’a été [sa] carrière ». « Un long, long voyage », renchérit-il.

Qu’à cela ne tienne, il « ne pourrait être plus reconnaissant » d’avoir vécu autant d’« expériences ».

Car, oui, elles ont été nombreuses.

Le point le plus bas

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Chris Wideman et notre journaliste Simon-Olivier Lorange

Choix de quatrième tour des Sénateurs d’Ottawa en 2009 (100e au total), Chris Wideman a longuement fait ses classes dans les ligues mineures avant d’accéder à la LNH.

Après qu’il a amassé 61 points en 75 matchs à sa dernière campagne dans la Ligue américaine, les Sénateurs lui ont finalement donné sa chance en 2015-2016. Il faisait d’ailleurs partie de l’équipe qui est passée à un but d’accéder à la finale de la Coupe Stanley en 2017.

À l’automne 2018, un évènement a fait dérailler sa carrière. L’histoire se souvient de cette journée comme de l’« incident Uber ».

Un soir de novembre, en Arizona, sept coéquipiers des Sens s’entassent dans une fourgonnette Uber pour un court déplacement. Ce qu’ils ne savent pas, c’est qu’une caméra filme les passagers. Les joueurs, Wideman et Matt Duchene en tête, critiquent leur équipe et se moquent de l’entraîneur adjoint Martin Raymond. Le chauffeur publie la vidéo sur les réseaux sociaux.

Le média Athletic a raconté, en 2021, la rencontre qui a suivi avec le directeur général Pierre Dorion. Celui-ci ne pouvait pas punir de manière égale tout le groupe, dont faisaient partie des espoirs de haut rang de l’organisation (Thomas Chabot, Alex Formenton et Colin White) comme des vétérans (Duchene, Chris Tierney et Dylan DeMelo). « On m’a dit qu’une tête devait rouler et que c’était la mienne », avait dit Wideman à Athletic.

Quelques jours plus tard, le défenseur est échangé aux Oilers d’Edmonton. Son séjour au pays du pétrole dure cinq matchs. Le mois suivant, il est échangé de nouveau, cette fois aux Panthers de la Floride, qui le soumettent rapidement au ballottage. Le lendemain, le 7 janvier 2019, il est cédé au club-école de la Ligue américaine.

Wideman se souvient parfaitement de la date. « C’était mon anniversaire. C’était une journée difficile. »

Quelques semaines plus tard, nouvelle transaction, cette fois il est cédé aux Penguins de Pittsburgh, sa quatrième organisation de la saison. Il ne jouera jamais avec le grand club, et l’été venu il signe un contrat à deux volets avec les Ducks d’Anaheim, qui l’envoient eux aussi dans la Ligue américaine.

C’est au cours de ces deux saisons-là qu’il a atteint « le point le plus bas de [sa] vie professionnelle, et probablement de [sa] vie personnelle ».

« J’étais complètement désemparé, avoue-t-il aujourd’hui. Je ne dormais plus. Je perdais le contrôle sur ma stabilité mentale. Je n’avais jamais vécu ça auparavant. Ç’a été des moments extrêmement difficiles pour ma famille et pour moi. »

Désormais, il était vu comme « un mauvais gars ».

« J’ai perdu le contrôle sur tout ce pour quoi j’avais travaillé, sur tout ce que j’avais bâti comme joueur et comme personne. Mon caractère était remis en question. Un de mes principaux attributs avait toujours été d’être un bon coéquipier, qui plaçait l’équipe en premier, qui était respectueux du personnel et de tout le monde dans le vestiaire… Perdre cette réputation a été dévastateur pour moi. »

« Ça m’a tenu éveillé »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Chris Wideman

Il a disputé un seul match avec les Panthers, le 5 janvier 2019. Il n’a pas revu une patinoire de la LNH avant le 13 octobre 2021.

« Ça m’a tenu éveillé pendant deux ans », dit-il.

Lorsque la pandémie de COVID-19 a frappé la planète et paralysé le sport professionnel, en 2020, Wideman n’avait essentiellement plus d’options devant lui. En fait, il en voyait deux : prendre sa retraite ou s’envoler pour la Russie, où un contrat l’attendait avec le Torpedo de Nijni Novgorod, dans la KHL. Treize jours après son mariage, il traversait donc l’Atlantique en laissant sa femme derrière lui, puisqu’elle ne pouvait le suivre, faute de visa.

« Juste avant que je parte, elle m’a dit : “Si tu le fais, fais-le à fond et du mieux que tu peux.” C’est ce que j’ai fait. Et c’est ce qui m’a permis de revenir. »

Nommé défenseur de l’année dans la KHL, il a accepté l’offre de contrat que lui a soumis le Canadien en juillet 2021. Une entente d’un an, au salaire minimal prévu par la convention collective du circuit. Ça lui convenait. « Je voulais prouver aux gens que je suis un joueur de la LNH, mais aussi le gars que j’ai été toute ma vie. »

Au plus fort de la tempête, il a reçu le soutien de sa famille, de ses amis proches et d’anciens coéquipiers restés en contact avec lui. « Comme le veut l’expression, j’ai pu assister à mes funérailles et voir qui s’était présenté pour moi. »

« La chose dont je suis le plus fier, c’est de ne pas avoir abandonné, poursuit-il. Parce que, souvent, ç’aurait été facile de le faire. »

Lumière

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Cole Caufield et Chris Wideman

À Montréal, la lumière est revenue dans sa vie. Les deux années qu’il a passées à temps plein dans la métropole ont été « les deux meilleures années de [sa] vie ».

« Nulle part ailleurs, dans le monde du sport, il n’existe un endroit où l’amour et le soutien des partisans sont comparables à ce qu’on trouve ici, croit-il. C’est unique. »

La famille Molson a été incroyable pour moi et pour ma famille. [Elle] nous considère comme ses enfants. Le personnel, l’administration, la manière dont on est traités, je n’avais jamais vu ça avant.

Chris Wideman

Il réserve ses compliments les plus chaleureux aux membres du personnel d’entraîneurs. « J’aurais aimé les avoir quand je suis arrivé dans la ligue, dit-il. Ils prennent soin de nous, ils nous enseignent. Ils sont fermes, mais justes. Un gars comme Martin St-Louis a tout accompli comme joueur, il pourrait faire ce qu’il veut, et pourtant, chaque jour, il choisit d’être ici avec nous. »

Au cours des derniers mois, vu le temps libre dont il a hérité malgré lui, Chris Wideman a longuement pensé à son avenir après le hockey. Il dit avoir discuté avec « différentes personnes de différentes industries », mais ne s’avance pas sur ses plans.

Même s’il possède « une tonne d’intérêts », il a l’impression qu’« il y aura toujours quelque chose qui [le] ramènera au hockey et au Canadien ».

S’il n’en tenait qu’à lui, il garderait un rôle dans l’organisation. « Je crois que cette équipe gagnera la Coupe Stanley, et j’aimerais en faire partie, d’une manière ou d’une autre. » Des discussions sommaires ont eu lieu avec la direction, mais rien n’a encore été convenu, selon lui. Le défenseur rappelle toutefois qu’il a adoré son rôle de mentor auprès de ses jeunes coéquipiers.

De fait, la seule chose que l’on ait entendue à son sujet, depuis son arrivée à Montréal, c’est à quel point ses camarades l’apprécient. L’année dernière, Joel Edmundson avait vanté l’impact « derrière la scène » de celui qui « met de la vie dans le vestiaire ».

Dans ce contexte, part-il avec la satisfaction d’avoir effacé pour de bon son image de « mauvais gars » ?

Ici, ses yeux s’embuent. Wideman laisse passer un silence, soupire, se ressaisit.

« Je regarde où je finis, et même s’il y a eu tellement de moments difficiles, je peux quand même dire que ç’a valu la peine, conclut-il. Toutes les difficultés, la douleur, les nuits sans sommeil, les doutes, les démons… Ç’a été tout un combat. Mais ç’a valu la peine. »

Rectificatif
Une version précédente de ce texte avançait que Chris Wideman annoncera formellement sa retraite pendant l’été. Ce n’est pas le cas. Nos excuses.