À 22 ans, Jordan Harris a tout d’une vieille âme. En plein apprentissage des rouages de la LNH, le défenseur recrue refuse d’être « juste un joueur de hockey ». Discussion sur les thèmes des études, de l’argent, de la diversité… et du Canadien. Une entrevue de Simon-Olivier Lorange

Les yeux grand ouverts

Un sondage rapide dans le vestiaire du Canadien ne laisse absolument aucune ambiguïté.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Jordan Harris

Lorsqu’on demande à quelques joueurs de parler de Jordan Harris, deux thèmes ressortent spontanément. Et, surtout, systématiquement.

Johnathan Kovacevic : « Son calme m’impressionne ; rien ne semble l’ébranler. »

Mike Matheson : « Son coup de patin est vraiment bon. »

Christian Dvorak : « Ce qui le décrit le mieux, c’est son patin et son calme. »

Samuel Montembeault : « Il est vraiment calme. C’est un bon patineur aussi. »

Vous l’aurez donc appris ici : Jordan Harris est un jeune homme posé qui danse sur la glace en possession de la rondelle. Or, quiconque a la chance de converser ne serait-ce que quelques instants avec lui est à même de découvrir qu’il est l’un des personnages les plus intéressants à porter l’uniforme bleu-blanc-rouge dans le moment.

Le défenseur de 22 ans se fait même un devoir de n’être « pas juste un joueur de hockey ». Avant qu’on lui pose la question, il indique faire partie des quelques joueurs de l’organisation qui ont entrepris des cours de français. « Mon but est d’être à Montréal le plus longtemps possible. Faire partie de la culture, m’en immerger, c’est super important pour moi », lance-t-il au début d’une conversation d’une trentaine de minutes avec La Presse.

Cette volonté ne tombe pas du ciel. Même si, du plus loin qu’il se souvienne, le hockey a été sa « passion », à la maison c’était plutôt « l’école d’abord, le hockey ensuite ». Son éducation, dit-il, s’est faite « sans œillères », les yeux grand ouverts sur le monde qui l’entoure. Cela dans le but « d’être une bonne personne avant d’être un hockeyeur ».

Cette ouverture s’est manifestée de différentes façons. À l’école secondaire, par exemple. Fréquentant la Kimball Union Academy, établissement privé du New Hampshire dont il a porté les couleurs pendant trois ans, il a découvert un endroit où l’on souhaitait développer « des athlètes qui sont plus que des athlètes ».

Cela s’est concrétisé sobrement, par de l’implication communautaire. Ou de manière plus éclatée, notamment par le truchement d’un cours de danse qui l’a, contre toute attente, amené à se produire devant tous les élèves de l’école. « Des choses qui te font comprendre qu’en définitive, il n’y a pas que le hockey dans la vie », raconte-t-il en riant.

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Jordan Harris (à droite) alors qu’il évoluait pour les Huskies de Northeastern dans la NCAA

« Perspective »

Longtemps avant que Jordan Harris ne dispute son premier match avec le Tricolore, son nom était déjà bien connu des partisans montréalais. Choix de troisième tour en 2018 (71e au total), il a amorcé cette année-là son parcours universitaire à Northeastern.

Les têtes ont commencé à se tourner vers lui à sa deuxième campagne là-bas, alors qu’il a amassé 21 points en 33 matchs. Et l’intérêt à son endroit a explosé en 2020-2021 lorsque, dans une saison écourtée de 19 matchs, il a engrangé 19 points.

Or, un doute a germé lorsqu’il a décidé de passer une quatrième et dernière année à Northeastern, afin notamment d’y décrocher son diplôme en administration des affaires. Soudain, il ne restait plus que quelques mois au Canadien pour le mettre sous contrat, sans quoi il aurait été libre comme l’air. Ce natif de Boston ferait-il comme Adam Fox et tournerait-il le dos à l’équipe qui l’a repêché afin de rejoindre l’équipe de son enfance ? Le Tout-Montréal se perdait en conjectures.

Finalement, le 26 mars 2022, Harris a signé son premier contrat de la LNH et a rejoint le Tricolore sur-le-champ pour terminer la saison 2021-2022. Plusieurs fois, il a répété que son plan avait toujours été de mener à terme son cheminement universitaire avant de faire le saut chez les professionnels.

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Jordan Harris lors du camp de perfectionnement du Canadien en 2018

Avec un peu de recul, il se conforte dans sa décision. Son diplôme lui donnera, évidemment, « un plan de secours », si jamais sa carrière de hockeyeur prenait fin abruptement. Mais ce parcours universitaire, croit-il, lui a donné un recul, une « perspective » sur sa démarche ; un « désir » additionnel de réussir, renchérit-il, évoquant ces années de labeur acharné, sans salaire, comme les autres athlètes de la NCAA.

« Pourquoi je faisais ça ? Pourquoi je travaillais si fort ? », lance-t-il, comme en réfléchissant tout haut.

« Je l’ai toujours fait pour être la meilleure version de moi-même, pas pour l’argent. »

De la classe moyenne au 1 %

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Jordan Harris

L’argent est un thème rarement abordé par les athlètes professionnels, sauf au moment d’annoncer un nouveau contrat ou à la suite d’un don à une œuvre caritative.

Amené sur ce terrain, Jordan Harris ne se défile pas. Ayant grandi dans une famille de la classe moyenne – sa mère est infirmière, et son père, physiothérapeute –, le voilà catapulté parmi les personnes les plus riches de la société. Le fameux 1 %.

Pleinement conscient de son statut de privilégié, il estime que le fait d’apprivoiser son nouveau statut s’apparente à l’« apprentissage » auquel il se livre sur le plan sportif. « Beaucoup de choses entrent en jeu, puisque c’est ton travail. Et, oui, il y a beaucoup d’argent en jeu. Il faut en mettre de côté, en investir. J’apprends à naviguer à travers tout ça. Ça renforce l’importance d’avoir un cercle de gens à qui on peut faire confiance. »

Il se souvient de sa surprise lorsque, avant son tout premier match en carrière, un coéquipier lui a demandé s’il comptait « mettre de l’argent sur le tableau ». Selon cette tradition, un joueur, avant une joute qui coïncide avec une occasion spéciale, offrira une somme à celui qui marquera le but gagnant, par exemple. Les fonds peuvent aussi être conservés pour une activité d’équipe.

« Je ne savais pas de quoi il parlait, raconte Harris. Je lui ai dit : “J’imagine que je peux mettre 200 $.”  Et il m’a répondu que ça commençait à 500 $. C’est-à-dire la moitié de ce que j’avais dans mon compte de banque à ce moment-là. »

C’était fou de réaliser que tout cet argent puisse être lié au hockey. Je ne l’avais jamais abordé de cette manière-là. Rapidement, tu réalises que c’est une business.

Jordan Harris

« Je ne suis pas une personne tape-à-l’œil [flashy] du tout, poursuit-il. Je ne m’achète pas grand-chose. Des vêtements, parfois. Je ne m’imagine pas lancer mon argent partout. »

Difficile, après cette remarque, de ne pas penser à la triste histoire de Robin Lehner, qui a récemment déclaré faillite après avoir vu un investissement douteux mal tourner. Ses dettes de quelque 50 millions excèdent largement les gains qu’il a réalisés en carrière dans la LNH.

« Certaines personnes en rient, mais ce sont de vrais problèmes que vivent de vraies personnes, estime Harris. Peu importe combien tu gagnes, ça peut partir en un claquement de doigts. »

Il se réjouit, insiste-t-il, d’avoir des « personnes de confiance dans [son] coin ». Ses parents, sa copine, des amis proches, son agent… Un cercle réduit qui l’aide à garder la tête froide devant toutes ces nouveautés dans sa vie.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Jordan Harris

Vieille âme

Vu le grand nombre de recrues chez le Tricolore, cette saison, Harris est un peu passé sous le radar. Comme si les 10 matchs qu’il a disputés le printemps dernier en avaient fait un vétéran.

Il y a là quelque chose qui tient à sa personnalité. Son ton posé et son évidente capacité d’introspection trahissent une vieille âme. Sans s’en apercevoir, il qualifie des coéquipiers, pourtant plus vieux que lui, de « good kids ».

« Pour tout le monde, une première année professionnelle, c’est des hauts et des bas, mentalement et physiquement, mais il reste calme malgré tout. Rien ne semble l’ébranler », témoigne Johnathan Kovacevic, son principal partenaire en défense depuis le début de la campagne.

Harris rit lorsqu’on évoque cette maturité, car il confirme que les défis qu’il affronte sont bel et bien ceux d’une recrue. Il apprivoise encore les longs voyages et le déficit de sommeil qui vient avec. Sans parler du calendrier de 82 matchs, le double d’une saison universitaire.

À ce point-ci, il estime avoir trouvé ses aises, sa routine. Vivant seul, il trouve la vie hors de l’aréna un peu « ennuyante ». Sa copine débarque toutefois au mois de mars pour emménager avec lui. D’ici là, il peaufine ses qualités de cuistot – « je pense que je suis bon ! », avance-t-il.

Nous n’avons pas vérifié.

Bloquer le bruit… mais pas complètement

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Jordan Harris est mis en échec par Morgan Barron, des Jets de Winnipeg.

Pour Jordan Harris, l’adaptation la plus complexe, cela tombe sous le sens, se fait sur la glace.

Dans une fenêtre temporelle somme toute limitée, il a déjà vécu plusieurs extrêmes. Au cours d’une séquence amorcée à la fin du mois de novembre, il a été laissé de côté quatre fois en sept matchs. Dans une autre étalée sur les mois de décembre et janvier, il a dépassé le seuil des 20 minutes de jeu 7 fois sur 12. Il a connu les emballements du début de la saison et la descente aux enfers de la fin de l’année 2022.

On l’emploie surtout à forces égales, parfois en infériorité numérique, pas encore en avantage numérique.

Son entraîneur-chef Martin St-Louis estime qu’il est de plus en plus à l’aise.

Pour des jeunes joueurs comme lui, le principal défi est de trouver de la constance. Il est capable de gérer ça. Ça commence par son jeu défensif, et je crois que son jeu offensif va suivre. Il est très réceptif.

Martin St-Louis, entraîneur-chef du Canadien

Harris ne cache pas que les montagnes russes quotidiennes sont parfois lourdes mentalement. À plus forte raison dans un contexte de défaites, inédit pour lui et pour la plupart de ses coéquipiers. Dès le départ, il était acquis que d’évoluer dans une brigade défensive comptant sur quatre ou cinq recrues serait « douloureux ».

Il affirme puiser sa confiance dans le travail qu’il accomplit sur le plan personnel, sportivement ou non. Les derniers mois lui ont « beaucoup appris » sur lui-même.

« Si tu te concentres sur la tâche à accomplir, tu vas passer à travers la journée en faisant abstraction du reste », résume-t-il.

Cela inclut le fait de passer outre l’étrange contexte faisant en sorte que des partisans se réjouissent des défaites qui s’accumulent, car ils rêvent d’une posture avantageuse au repêchage. « Si je connais un match difficile, qu’on perd et que j’entends “c’est cool, on va avoir Connor Bedard”, ça peut être frustrant, avoue-t-il. Comme compétiteur, je veux gagner chaque match. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Jordan Harris

Sans œillères

Il y a donc un certain « bruit » à bloquer, sans pour autant fermer la fenêtre sur le monde extérieur.

Il a par exemple été navré que les récentes soirées de reconnaissance du mouvement LGBTQ+ aient été gâchées à Philadelphie, à la suite du boycottage d’Ivan Provorov, puis à New York, où les Rangers ont carrément annulé leur soirée à la dernière seconde.

On prêche que le hockey est pour tout le monde, mais l’est-il vraiment ? Les actions des Rangers et de Provorov montrent qu’il y a beaucoup de choses qui se passent derrière les portes closes et qui font en sorte que l’acceptation, dans le hockey, n’est pas pour tout le monde.

Jordan Harris

Issu d’une famille mixte – sa mère est blanche et son père, afro-américain –, il assure n’avoir jamais vécu personnellement d’évènements liés au racisme. Mais il est pleinement conscient qu’il évolue dans un sport « vieux jeu » [old school], « majoritairement blanc », réservé aux plus nantis. Bref, en cruel manque de diversité de toute sorte. Il se réjouit donc de la tribune que lui confère son statut pour prendre la parole. « Si des jeunes nous regardent, je veux qu’ils puissent dire : moi aussi, je peux y arriver. »

Il rêve d’une LNH qui ferait la promotion « d’un maximum de joueurs diversifiés », de « différents types de personnes » ; qui les encouragerait à « montrer leur personnalité » et à « valoriser la créativité ». Ne serait-ce qu’en assouplissant des cadres qui régissent strictement jusqu’à l’habillement des joueurs à leur arrivée à l’aréna.

« Je pense que ça mènerait à plus d’acceptation. Mais je crois aussi que ça prendra du temps. »

À 22 ans, et à l’aube de sa carrière, Jordan Harris en a encore largement, du temps. Sans se projeter trop loin, il aborde l’avenir avec optimisme. Que ce soit le sien ou encore celui de son équipe.

Il le fait avec un éternel sourire. Avec calme, évidemment, et sans œillères. Par amour du hockey… et du reste.