La Presse vous propose chaque semaine un témoignage qui vise à illustrer ce qui se passe réellement derrière la porte de la chambre à coucher, dans l’intimité, loin, bien loin des statistiques et des normes. Aujourd’hui : Kevin*, 43 ans

Les filles lui disent qu’il n’est pas un « vrai homme ». Qu’il a une « énergie féminine ». Son psy, quant à lui, croit qu’il souffre du syndrome du « bon gars ». En plus d’être bègue. Mais ça n’a rien à voir, ou peut-être juste un peu. Entretien pour y voir clair.

Attablé dans un petit café de Rosemont où il a ses habitudes, Kevin, plutôt charmant derrière sa barbe et ses grands yeux doux, est particulièrement fier de son choix de prénom, pour les fins de notre discussion. « Jouons avec les stéréotypes », rit-il d’emblée. Un choix judicieux quand on sait qu’au bout du compte, et pendant la bonne heure et demie que durera l’entretien, il sera bien davantage question de stéréotypes en général que de bégaiement en particulier.

Mais d’abord, les faits. Oui, Kevin (qui est tout sauf un Kevin, alias « douchebag », dans la culture populaire) bégaie. Quoiqu’il ait atteint, après des années de thérapie, un « niveau de fluidité acceptable pour les normes de la société », récite-t-il. Mais ça n’a pas toujours été le cas. D’où le « bagage » de discrimination et de stigmatisation, d’autant que ce trouble génétique vient avec un méchant cercle vicieux, s’accentuant en situation de stress ou dans un contexte hostile. « Si tu grandis dans un environnement hostile au bégaiement, tu bégaies plus. » Et ç’a malheureusement été son cas.

Petit, se souvient-il, ç’a été l’« enfer ». D’autant qu’il souffre d’autres troubles, heureusement aujourd’hui résorbés. Sans parler de divers problèmes familiaux, mais passons.

Avec les filles ? « Le désert », répond-il en riant, avec une détonante légèreté qui ne le quittera pas de l’entretien. « J’ai vécu beaucoup de rejet. Les filles me trouvaient incompétent. Inapproprié. [...] On pensait que je n’étais pas bon. » Réaction ? Kevin est devenu de plus en plus « antisocial »... avec les années. « Je ne répondais même plus au téléphone... »

Début vingtaine, il change de ville pour étudier à l’université. Et à 23 ans, une fille de son programme le « trouve de son goût », comme on dit. « Moi, je n’étais pas intéressé, dit-il en riant. C’était une jolie fille, mais sa personnalité ne me plaisait pas du tout. » N’empêche qu’il ose, pour les besoins de la cause.

Tsé, j’étais rendu à 23 ans, j’étais vierge. Et j’étais tanné d’être vierge.

Kevin

Verdict ? « À partir de maintenant, je suis un homme », se souvient-il d’avoir réagi, directement après l’acte. Oui, madame a ri.

Ensuite ? C’est l’« explosion », poursuit notre homme. « J’avais besoin de rattraper le temps perdu. » Il voyage beaucoup (« pour vivre et passer par-dessus mon bégaiement ») et rencontre, ce faisant, toutes sortes de femmes. « Des extrêmes », dit-il en riant toujours, de l’« étoile » à la femme archi-entreprenante. Pensez ici : griffes et morsures. « Mais moi, c’est pas dans ma nature. Et je me suis fait dire : t’es vraiment trop doux... » Pas un vrai, quoi. Et ça marque, devine-t-on. Surtout quand c’est dit à répétition.

Utilisé

Un jour, il s’en souvient encore, une jolie fille l’aborde carrément dans un café, lui laissant ses coordonnées. Il communique avec elle, elle l’invite chez lui, et crac, ça se passe. « Mais je n’ai pas aimé ça, se souvient-il. Je me suis senti utilisé. Elle voulait que je me comporte comme un acteur porno. Elle voulait que je lui vienne dans la face. Mais pour moi, c’est dégradant. Je n’ai pas voulu, et elle est partie à rire ! »

Il constate aussi certains patterns : outre les femmes entreprenantes (« et moi, j’étais tellement content de me faire aborder par une jolie fille, je ne disais jamais non »), il a tendance à se faire virer ensuite de bord rapidement. « J’aimerais mieux qu’on ne se revoie pas... » Celle-là, il l’a entendue souvent.

« Mais il n’y a pas de sentiment amoureux là-dedans. Pas d’affection. Les filles qui ont un besoin à combler viennent me voir. Moi aussi, j’ai envie de sexualité, je ne suis pas fait en bois. C’est le fun sur le coup. Mais après ? Après ça, c’est déprimant... »

Bref, il se sent utilisé. Comme un objet.

C’est finalement à 30 ans qu’il se fait sa première (et unique) « blonde ». « La seule relation que j’ai eue de ma vie. » Rencontrée en ligne. Il vit avec elle trois ans d’épanouissement sexuel. « Super, dit-il, c’est la première fois que j’avais des fous rires après. Je trouvais ça juste bien, à comparer aux autres d’avant, où je me sentais comme un objet. Là, ce n’était pas ça. Elle avait de l’amour pour moi. Elle avait envie de me revoir. D’être en relation. Ça, ça me renversait. »

Sauf que la relation a pris un virage toxique (« elle voulait me changer ! ») et fini par se terminer. « Et là, j’ai eu une explosion de bégaiement... »

C’était il y a 10 ans. Depuis ? Kevin a cheminé. Drôlement cheminé. Dans une direction qu’on n’avait pas vu venir, en fait. C’est qu’à cette époque, il retrouve des amis d’enfance, notamment un copain désormais trans. « Et elle est beaucoup dans le milieu féministe queer, alors je me suis mis à me tenir avec ces gens-là. » Surprise, il se sent ici accepté pour ce qu’il est.

Moi, je me suis toujours considéré comme marginalisé et stigmatisé à cause de mon bégaiement. C’est comme si, avec cette gang de féministes queer, j’étais avec des marginaux comme moi !

Kevin

Dans ce « milieu » gravitent aussi des copains polyamoureux (« un mode de relation qui veut déconstruire la possessivité, la jalousie, la notion de fidélité », récite-t-il), et un certain 1er janvier 2019, il décide d’oser lui aussi. Il a deux aventures polyamoureuses, somme toute plutôt concluantes. « C’était bien, résume-t-il. Parce que c’était comme amical. Il n’y avait pas de pression. Le lendemain, elle retournait chez son chum. Et il était content. »

Et puis ? Et puis est arrivée la pandémie, et ce mode de vie a été mis sur pause pour bon nombre, dont lui. « J’ai eu une seule relation sexuelle en deux ans », confie Kevin. Avec ? « Une femme queer, justement, plus lesbienne que bi, mais elle aimait ça beaucoup avec moi, parce que j’ai une énergie féminine. Et cette fois, ça m’a fait plaisir. Quand j’avais 25 ans, je détestais ça. Mais ces temps-ci, on dirait que j’ai comme une fierté de ne pas correspondre aux stéréotypes de la masculinité. »

Ni aux stéréotypes tout court. Qu’on se le dise : ce n’est pas parce qu’il est un homme qu’il est un « douchebag », ni parce qu’il est bègue qu’il est mal dans sa peau. « Moi, je suis juste Kevin, finalement. [...] Je suis juste moi. »

* Prénom fictif, pour protéger son anonymat

Écrivez-nous pour nous raconter votre histoire