La Presse vous propose chaque semaine un témoignage qui vise à illustrer ce qui se passe réellement derrière la porte de la chambre à coucher, dans l’intimité, loin, bien loin des statistiques et des normes. Aujourd’hui : Pierre *, 60 ans.

Il a toujours été gêné, carrément paralysé, à l’idée ne serait-ce que d’aborder une femme. Au point d’être demeuré seul la quasi-totalité de sa vie. Seul, et très longtemps vierge, aussi. Mais ce n’est pas un « pas bon ». Ni un incapable. Il est surtout malade. Entretien avec un homme anxieux.

« J’ai un trouble anxieux généralisé, diagnostiqué à 50 ans », confie d’entrée de jeu Pierre*, un jeune retraité de Québec, rencontré virtuellement dernièrement.

Avec ses cheveux blancs coupés courts, son sourire franc et son regard à l’avenant, Pierre a l’air de tout, sauf d’un homme malade. Et il le sait. « Voyons donc, tu ne dégages pas ça ! », lui dit-on à répétition, quand il se révèle.

Et pourtant : cet homme par ailleurs si sympathique a passé sa vie à se sentir inadéquat, timide, et sans la moindre confiance en soi.

Une série de « cercles vicieux »

Au secondaire, déjà, il se sent différent. Le plus jeune de sa cohorte, il est « déphasé » par rapport aux autres, se souvient-il. Moins précoce, il ne comprend pas pourquoi les autres s’intéressent déjà aux filles, lui pas. « Je suis différent, mais qu’est-ce qui se passe ? », se questionne-t-il. Il perd d’autant plus confiance, et ainsi commence le premier d’une série de « cercles vicieux », comme il dit.

Arrivé au cégep, Pierre commence enfin à s’éveiller, mais demeure paralysé de timidité. « Je m’intéresse aux filles, mais je n’ose jamais les approcher… »

Vers 17 ans, une amie ose les premiers pas, et Pierre vit son premier « french kiss », une expérience à nouveau hautement angoissante. Limite invalidante. « Quelques jours plus tard, j’étais encore pas bien. J’avais tellement peur de ne pas être à la hauteur. Tellement peur de ne pas faire les bonnes choses… » Réflexe de survie ? Il coupe court à la relation.

Les années passent et le malaise se poursuit. « Tu vois le monde ordinaire qui s’embrasse, a des relations sexuelles, mais toi, tu es pas capable d’aller là », illustre-t-il. Toujours à cause de ce fichu cercle vicieux : « Tu as peu d’estime de toi, tu es gêné, tu es écrasé à l’intérieur, alors tu ne parles pas… »

Après des études en mode (oui, entouré de belles femmes, prend-il la peine de souligner), un monde où il aura d’ailleurs une belle carrière, Pierre entre sur le marché du travail. « Oui, j’avais des clientes que je trouvais belles, mais je ne leur parlais pas… » Les stéréotypes intégrés aidant, il se renferme davantage. « Je travaille en mode, elles vont penser que je suis homosexuel, donc je n’étais pas porté à faire les premiers pas… »

Permettez une parenthèse : non, si vous voulez tout savoir, les hommes ne l’ont jamais intéressé. « Voyons donc, c’est pas ça pantoute ! » Même si, tout son primaire, à titre de premier de classe — « j’étais le petit blond aux yeux bleus, bon dans les arts, mais pas dans les sports » —, il s’est fait intimider en ce sens, et à coup de « fifi » répétés.

Toujours est-il que vers 28 ans, toujours vierge de son état, Pierre ose enfin. Une cliente et amie lui plaît particulièrement. Il lui tend une perche. Ose ouvrir une toute première porte. Mais manque de chance, ça n’est pas réciproque. « Tu es comme le frère que je n’ai jamais eu ! », lui répond la jeune femme. « Et moi, j’ai refermé cette porte tout de suite », ajoute Pierre, qui s’est du coup effectivement fermé comme une huître, tenez-vous bien, près de 10 ans ensuite.

Ma vie sexuelle se résumait à ça : la masturbation. Pas autre chose qu’à ça…

Pierre, 60 ans

Et le moral ? « Pas bien, hoche-t-il de la tête. Pas bien pantoute. Honnêtement, ça ne va pas bien du tout pendant tout ce temps. »

À la surprise générale de ses proches, faut-il le répéter : « Voyons donc, tu es tout seul. Beau comme tu es, tu dois en avoir brisé, des cœurs », croit-on. Des commentaires répétés, face auxquels Pierre ne peut que rester « évasif ». « Tu n’as pas le goût de dire que non, tu n’as pas confiance en toi. Tu es timide, et tu ne vaux rien… »

Mi-trentaine, cependant, coup de théâtre : Pierre rencontre la « femme de [sa] vie ». Et ça marche. « J’ai fait les premiers pas. Je me suis avancé. Et ça a marché. […] Et au bout de plusieurs rencontres, ça a fini par aboutir. » Aboutir ? Pas vraiment. Parce que non, ça n’a pas été l’extase. Mais pas du tout. « Très ordinaire. J’ai éjaculé dans l’instant, pratiquement. » Et retour du fameux cercle vicieux : « Tellement, confirme-t-il. Tu es pas beau, pas bon, tu te forces pas », s’est-il illico dit, et répété. « Ça n’a pas de bon sens, foirer de même… »

L’aventure dure quelques mois, ils réitèrent l’expérience une bonne dizaine de fois, sans grande amélioration, du moins aux yeux de Pierre. « Les érections étaient fragiles, les éjaculations précoces, ça n’allait pas bien, dit-il. J’étais toujours dans le mal-être. La peur de ne pas performer, tellement je n’étais pas bien », répète-t-il, deux fois plutôt qu’une.

Il va si mal qu’il finit d’ailleurs par couper court à la relation. Encore. « J’étais trop mal. Même les choses niaiseuses, je n’osais pas : je n’osais pas la prendre par la main, lui dire qu’elle était donc belle, j’étais complètement fermé. Comme coupé de mes émotions. »

Mais non, il n’a jamais ici pensé consulter. « Même consulter un psy, ça m’aurait demandé un effort surhumain ! », s’enflamme-t-il tout à coup. Et ce faisant, on mesure tout le chemin parcouru. Parce que mine de rien, il se confie ici à une pure inconnue…

Oser en parler

Et puis ? « Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai pas eu de relation sexuelle… », poursuit-il, d’un ton laconique. Certes, mais il a progressé. On l’a dit. Et entendu. Le déclic ? Le plus grand des hasards, en fait. Il y a 10 ans, très exactement, Pierre a toute une « révélation » en écoutant une tribune téléphonique à la radio sur l’intimidation. Une femme témoigne avec cette anecdote parlante : « En classe, quand les gens riaient, j’ai toujours été persuadée qu’on riait de moi… » « Mais c’est exactement moi ! », réagit notre homme, en n’y croyant pas ses oreilles. Et pour la première fois de sa vie, il ose confier à son médecin de famille ses soucis : son manque d’estime, son fameux mal-être, et le cercle vicieux de sa vie.

Dix ans, une thérapie et une batterie d’antidépresseurs plus tard, Pierre n’est plus tout à fait le même. « Ah ! Ça a changé ma vie ! Du tout au tout ! sourit-il. Ça m’a fait un bien énorme. […] J’ai toujours été anxieux, sans le savoir. […] C’est comme un poids qui a débarqué de mes épaules. […] Avec le diagnostic, j’ai mis le doigt sur le bobo, la maladie. » Et le soulagement, les médicaments aidant (« même si ça ne fait pas partir l’anxiété à 100 % »), est immense.

Certes, il lui reste encore bien des défis à relever (« il faut pas le nier, j’ai encore un sentiment d’échec dans ma vie… »), le simple fait d’être capable d’en parler aujourd’hui confirme tout le chemin parcouru. À défaut d’être guéri, Pierre est désormais un homme « soulagé », conclut-il. « Ça ne guérit pas tout, mais ça soulage… »

*Prénom fictif, pour protéger son anonymat.

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