Arts et être vous propose chaque dimanche un témoignage qui vise à illustrer ce qui se passe réellement derrière la porte de la chambre à coucher, dans l’intimité, loin, bien loin des statistiques et des normes. Cette semaine : Keven*, 40 ans

Keven* a 40 ans. Il a eu plusieurs blondes dans sa vie, surmonté son lot de défis, socialement parlant, mais finalement aimé souvent. Aimé fort. Aimé franchement. Avec un désir sincère et authentique d’être en couple et en amour pour toujours. Et apparemment, c’est « typique ».

Il faut dire que ce n’est que tout récemment que le diagnostic est tombé : autiste niveau 1. « Si tu penses que ça ferait une bonne chronique, ça me ferait plaisir de te rencontrer », nous a écrit l’homme, par ailleurs travailleur de la santé, à la fin de l’été.

Le lendemain de son message, le collègue Hugo Dumas nous parlait de la série Love on the Spectrum (Histoires d’amour et d’autisme), sur Netflix. La téléréalité australienne a touché Keven, et il s’y est beaucoup retrouvé. Alors bien évidemment, on a voulu le rencontrer.

L’homme, armé d’une casquette, d’un masque, d’une barbe fournie et d’une petite tasse réutilisable, nous attend droit devant le café de la SAT, à deux pas de La Presse. En cette rentrée particulière d’un automne qui s’annonce particulier, il est venu ici nous raconter sa sexualité et sa réalité autrement particulière à lui.

Attention : comme le diagnostic est récent, tout récent, on devine que Keven relit ici ses souvenirs. Il y voit de nouveaux signes, des faits parlants, et surtout « typiques » du spectre de l’autisme, nous dit-il et nous répète-t-il tout au long de la rencontre, un entretien par ailleurs souvent théorique, parce que conceptuel, bref, plutôt abstrait. « Ça aussi, c’est “typique” », glisse-t-il.

Je suis souvent bien dans ma tête…

Keven

« Aborder des filles a toujours été difficile pour moi, déclare-t-il d’emblée. Ça fait partie du portrait. » Du portrait de sa « neurodiversité », devine-t-on. « Décoder les signaux non verbaux, c’est difficile. » Exemple ? Au secondaire, si une fille lui manifestait de l’intérêt, il figeait. « En 1re secondaire, une fille a fait les premiers pas, se souvient-il. Et je ne lui ai plus jamais parlé. C’est dire comment je n’étais pas bien. » Notez l’usage du passé. Parce que oui, avec le temps et les années, ça s’est heureusement tassé.

Parenthèse : côté plaisirs solitaires, il n’a jamais eu de souci. À preuve : « Ma libido est assez élevée, confirme Keven. Que ce soit en couple ou de manière sanitaire, tel que recommandé en temps de COVID », glisse-t-il, pince-sans-rire. Et ce, depuis la plus tendre adolescence.

Seconde parenthèse : « Aussi loin que je me souvienne, j’ai aussi toujours rêvé d’être en couple, d’avoir une conjointe, de me marier. » Un désir auquel fait notamment écho la fameuse série de Netflix.

Mais venons-en aux faits. Keven se fait une première blonde début vingtaine, une jeune fille avec qui il se limite aux « préliminaires », mais dont la rupture au bout de quelques semaines le « détruit » néanmoins. « Quand je me fais laisser, ça me détruit vraiment beaucoup. C’est probablement une autre caractéristique… »

Arrive ensuite sa première blonde steady, avec qui il reste deux ans et demi et avec qui il découvre aussi la sexualité. « J’étais assez gêné dans le temps, mais je pense que ça s’est bien passé. C’était tendre. J’étais vraiment en amour. »

Nouvelle parenthèse théorique : « Toutes mes relations ont été basées sur la complicité, le désir d’aimer, d’être en couple, insiste-t-il. Au-delà de juste la sexualité. » Pas de one night possible pour lui, comprend-on. « Foncièrement, à l’intérieur de moi, ça ne marche pas. Ça prend deux ou trois dates avant que les choses débloquent. Ma timidité est assez intense. »

Mais revenons-en à cette première fois : « C’est elle qui a fait les premiers pas, précise-t-il. Et probablement que dans ma vie, plusieurs femmes ont dû faire les premiers pas… Ce n’était pas très olé olé, mais on s’aimait. C’était bien. »

Ce qu’il faut savoir, c’est qu’une fois la « glace brisée », comme on dit, Keven est à l’aise. Finie la gêne, il « performe » assez bien, dit-il.

Une fois dans l’intimité, je suis à l’aise. Ça va bien.

Keven

Sans entrer dans les détails, à part glisser qu’il est très chatouilleux et qu’il a besoin de « préliminaires » (une « entrée en matière pour que mon cerveau décroche et se mette en mode sexualité »), qu’il est « pourri » avec les anniversaires et qu’il a des fois besoin de s’isoler, il ajoute ici que c’est surtout côté professionnel qu’il connaît des défis. « Je travaille avec le public. Et ce n’est pas là que j’ai les meilleurs atouts. » Étrangement, il a toujours voulu un travail « altruiste, social ». « J’aime être en gang, dit-il. Je suis bon pour apprendre, mais pas bon pour improviser… »

Toujours est-il qu’après cette première blonde steady, donc, Keven passe ensuite près de 10 ans avec une autre femme, avec qui il vit aussi en appartement. Et puis ? Au lit ? « C’était bien. On s’aimait. J’étais satisfait », répond-il. Anecdote : elle n’aimait pas avoir d’orgasme. Devant notre surprise, il enchaîne, le plus rationnellement du monde : « Elle était fontaine, elle avait l’impression de faire pipi, et j’ai lu là-dessus. It’s a thing : il y a des femmes qui n’aiment pas avoir d’orgasme… » Fin de l’anecdote.

On ne sait pas trop pourquoi ni comment la relation a fini, mais reste que c’est à la suite de cette histoire, et une thérapie de couple plus tard, que Keven réalise qu’il lui faut une femme avec qui ça clique à la fois physiquement, émotivement et intellectuellement. « Le total package », résume-t-il.

Il se retrouve alors sur Tinder, quelque part à la mi-trentaine (« un écran, ça donne des atouts aux gens qui ont plus de timidité »), et y rencontre plusieurs femmes, notamment une dont il tombe profondément amoureux. « Avec elle, j’ai découvert c’était quoi faire l’amour. Vraiment être en symbiose. Une sexualité de qualité et de liberté. Un attachement plus complet. »

De nouveau, on ne sait pas trop comment tout cela s’exprimait concrètement, mais on devine que Keven se trouve ici plus épanoui. Il faut dire que rendu à ce stade dans sa vie, il s’est « déniaisé », sourit-il. « J’avais un couteau entre les dents et j’étais prêt à foncer. »

Un ami lui a d’ailleurs donné à cette époque un livre sur les techniques de drague, se souvient-il, en nous expliquant les stratégies s’apparentant à un « conditionnement de Pavlov » à adopter.

Auparavant, j’étais plutôt fleur bleue et romantique, peut-être un peu trop out there ou cheesy. Si une fille m’intéressait, j’étais déjà en amour…

Keven

Ce n’est désormais plus le cas : grâce au fameux livre, Keven se la joue (et c’est aussi plus naturel pour lui, croit-il) plus « détaché ». « Ça me permet de ne pas avoir l’air trop intense… »

Sa dernière aventure Tinder a duré trois ans. Avec, et ce n’est pas anodin, une femme qui avait elle-même un TDAH. « Et c’est là que le monde de la neurodiversité et des neuroatypiques s’est ouvert à moi », déclare-t-il. Comment donc ? « Il y a quelque chose de “weird about me”, résume-t-il. Voyons donc, je ne me sens pas pareil. Je me sens atypique. » Mais quoi ? Il ne le sait toujours pas. Mais il est déterminé à trouver.

Aujourd’hui célibataire, une énième thérapie plus tard, le diagnostic tombe enfin : autiste, niveau 1. Étrangement, non, ce n’est ici ni un choc ni un soulagement, dit-il. « On n’avait jamais mis le doigt dessus, là j’ai des outils pour comprendre », dit-il, rationnel devant l’éternel. Et c’est à ce moment-ci de l’entretien, à la toute fin, qu’il nous confie qu’il n’en a toujours pas parlé à personne. Ni à sa famille ni à ses amis, encore moins à son boulot. Personne n’est au courant. Pourquoi donc ? A-t-il peur ? « Oui, effectivement. Il y a encore beaucoup de stigmates. » D’où ce témoignage, finalement. « C’est un message d’humanisme. On parle de racisme, on s’ouvre aux orientations sexuelles. […] Les gens doivent s’ouvrir à la neurodiversité, croit-il. Parce qu’il y a un shitload de gens pas diagnostiqués, d’après moi. » Message lancé.

* Nom fictif, pour protéger son anonymat.

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