Arts et être vous propose chaque dimanche un témoignage qui vise à illustrer ce qui se passe réellement derrière la porte de la chambre à coucher, dans l’intimité, loin, bien loin des statistiques et des normes. Cette semaine : Julie*, début quarantaine

Entendons-nous. Julie* sait très bien faire la chose. Elle l’a faite quantité de fois, avec quantité d’hommes. Elle s’est même fait payer pour ça, un temps. Bref, baiser, elle connaît. Faire l’amour ? Moins. Entretien avec une femme écorchée à la vie décousue, « mal faite », mais qui se cherche.

« C’est le mystère de ma vie, dit-elle en riant nerveusement. Je suis mal faite. » Avec ses cheveux courts, ses grands yeux pas du tout maquillés et son col roulé, Julie, début quarantaine, rencontrée virtuellement dernièrement, a l’air d’une intellectuelle à la vie ordinaire derrière ses lunettes. Mais dès ses premières paroles, on devine une femme à la vie tout sauf banale, disons mouvementée, au regard non moins aiguisé. « J’ai beaucoup réfléchi, confirme-t-elle. Je suis quelqu’un qui s’autoanalyse beaucoup. Quand ça fait 20 ans que tu te dis : c’est quoi ton problème ? tu as le temps d’y réfléchir longtemps... »

Tout a commencé vers 15 ou 16 ans. « Cette première fois n’a pas été... En fait, je ne voulais pas vraiment... mais je n’ai pas vraiment lutté. Je ne savais pas trop. La question du consentement n’était pas trop à l’ordre du jour dans les années 1990... »

L’année suivante, Julie a une expérience avec une fille. Et ? « Et puis elle a fait mon éducation sexuelle féminine ! Depuis l’enfance, ç’a toujours été assez fluide de ce côté-là », glisse-t-elle. Un soir, Julie va dormir chez cette amie et, en « douceur » et le plus naturellement du monde, « ça s’est juste passé », dit-elle. « Doux. Sans nervosité. Ça a coulé. » L’année qui suit, elle vit ensuite une vraie relation avec une fille, qui se termine malheureusement mal. Le cœur brisé, Julie entre donc au cégep un peu perdue. Correction : carrément paumée. « Je n’allais pas bien », confirme-t-elle. Elle se cherche, sèche ses cours et finit par abandonner ses études.

C’est ici que son « mal-être » dérape : « Je me suis mise à accumuler les aventures, résume-t-elle. Des hommes, des femmes, ça n’allait pas du tout. » Comment ? « Souvent des aventures d’un soir, auxquelles moi, je m’attachais. J’étais à la recherche de l’absolu. Quand on a 18 ans, on est romantique. C’étaient des histoires à la Charlotte Brontë. » Combien ? Julie ne saurait dire. « Beaucoup, vraiment beaucoup. Plus de 100. » Assez rapidement, sans trop expliquer pourquoi, elle met de côté les femmes, pour se concentrer sur les hommes. Si elle prenait son pied ? Dur à dire. « Si j’étais capable physiquement d’avoir du plaisir ? Oui. Mentalement ? Non. » En l’écoutant, on comprend qu’effectivement, Julie s’est (auto)analysée beaucoup, en plus d’avoir suivi une ou deux thérapies.

C’est comme si, pour moi, le sexe était avant tout une monnaie d’échange pour exister. Une monnaie d’échange pour être vue. Pour sentir que j’existe.

Julie

C’est entre 18 et 20 ans que cela devient encore plus « intense », poursuit-elle. Elle se retrouve en appartement, sans contact avec sa famille, et surtout sans boulot. « J’avais honte de ce que j’étais. Je n’avais pas de projet. Pas d’argent. » Alors elle décide de répondre à une petite annonce « de façon très naïve », précise-t-elle. Cela vous parlera peut-être. « J’avais vu le film Cœur au poing et je me suis dit que j’allais aider des gens seuls et solitaires. Mais ça n’a pas duré longtemps... » Pourquoi, pas longtemps ? « Je ne fittais pas du tout dans le moule. »

Toujours est-il que c’est un de ses clients, donc, qui lui a ici « ouvert les yeux ». « Lui aussi, c’était la première fois qu’il faisait appel à une escorte, et lui non plus ne fittait pas dans le moule. On n’a pas eu de relation sexuelle et j’ai arrêté ça là. » Pourquoi là, et pourquoi avec lui ? Sa réponse en dit long : « C’était la première fois que j’existais pour quelqu’un sans qu’il y ait de sexe, répond-elle. Sans que j’aie à performer. »

Ils ont fini par former un couple pendant un an, une année qui a permis à Julie de se « remettre sur la traque », comme on dit. Et elle lui en est assez reconnaissante, merci. « Je suis retournée sur les bancs de l’école, dit-elle. Et j’ai fait une carrière universitaire. » Et au lit ? C’est là, le hic : « Il était comme moi je suis maintenant, résume-t-elle. Il m’aimait beaucoup beaucoup, mais ça ne lui tentait jamais. »

Elle enchaîne avec son récit, en s’autoanalysant de nouveau tout haut : « Ç’a toujours été comme ça : avec mes fuck friends, je n’ai pas de problème à avoir de désir. Si je n’ai pas une relation de sécurité, poursuit-elle, j’ai des relations sexuelles satisfaisantes. Mais toutes les personnes avec qui je me sens en sécurité, qui m’aiment telle que je suis, c’est comme si après la lune de miel, je n’étais plus capable... »

Ont suivi différentes histoires qui confirment ce schéma compliqué et cette malheureuse dualité : dès qu’il y a « connexion » et « respect », Julie décroche. Dès qu’elle se retrouve avec un homme plus « toxique », voire exigeant et jamais satisfait, sexuellement, ça va « super bien ». Comment est-ce possible ? « Si je ne me sens pas aimée, j’essaye d’être parfaite. Pour au moins le satisfaire de ce côté-là, si je ne suis pas capable par mon intelligence, ma répartie ou mon humour... »

Idem avec ses histoires d’un soir qu’elle a par ailleurs cumulées au fil des années. « J’étais beaucoup dans la performance, se souvient-elle. Faire ce qu’ils voulaient, tout ce qu’ils voulaient. » Mais pourquoi donc ? la relance-t-on.

Je voulais être spéciale à leurs yeux…

Julie

Et puis voilà qu’il y a environ 10 ans, Julie a rencontré son conjoint actuel. Un homme aux antipodes de ce qu’elle a toujours connu. Un homme égalitaire. Patient. Généreux. Un homme qui la connaît et sait tout d’elle. Et ne la juge pas. « Et c’est tellement bizarre, mais c’est la première fois. Un homme à l’écoute, ça ne m’est jamais arrivé. Moi, j’ai toujours été celle qui faisait plaisir à l’autre. Là, c’est l’inverse, il veut me faire plaisir. » Et ? « Et ça me met mal à l’aise ! »

Elle est visiblement renversée. Mais au mauvais sens du terme. Non : elle n’y arrive pas. Elle n’y arrive plus. Exit ici les papillons. « Ma tête le désire, mais mon corps ne suit pas. [...] Je n’y arrive pas, ça me paralyse complètement. » Pour vous donner une idée, depuis le début de la pandémie, ils n’ont fait l’amour que deux fois. Et Julie s’en veut terriblement.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle a voulu ici témoigner, finit-elle par conclure, faute d’une fin plus lumineuse. Parce qu’on entend souvent les hommes se plaindre du manque de libido de leurs conjointes. Mais on n’a souvent aucune idée de la complexité de la réalité de leur partenaire. « J’aimerais ça que les gens sachent que pour la personne qui n’a pas assez de désir, c’est vraiment difficile. [...] C’est vraiment difficile de vivre avec la culpabilité de ne pas être capable de répondre aux besoins de l’autre qu’elle aime. De l’autre qui l’aime. [...] Là, mon couple fonctionne très bien. Mon conjoint ne me fait pas sentir coupable. Mais je suis capable de me faire sentir coupable toute seule... », termine-t-elle en souriant tristement.

* Prénom fictif, pour protéger son anonymat

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