L’ecstasy, E ou MD pour les intimes, n’a pas toujours eu la mauvaise réputation qu’on lui connaît. La petite pilule blanche (brune ou rose !), récupérée par les fêtards et autres amateurs de musique techno, a jadis été utilisée en thérapie. Pas n’importe laquelle : en thérapie de couple. Et ici et là, des voix se lèvent aujourd’hui pour la réhabiliter. Témoignages, explications et mises en garde.

« Une bulle », un « rituel », une sorte d’« espace juste pour nous deux », qui permet de faire « reset ». Alors que certains couples partent en week-end, vont au spa ou au resto pour se retrouver, Jess et John, eux, optent pour un trip d’ecstasy. Reconnexion assurée.

Jess et John nous parlent sous le couvert de l’anonymat. Pour des raisons évidentes : la MDMA, une molécule (vendue sous forme de pilules baptisées ecstasy), est une drogue illégale de la famille des amphétamines. Ce qui ne l’empêche pas d’être appréciée des fêtards, notamment pour ses effets stimulants à tendance dite « empathogène » (favorisant une certaine empathie, nous y viendrons plus bas).

« C’est sûr que c’est très sexuel, mais c’est très tendre aussi. C’est une drogue qui fait qu’on a le goût d’être collés, on se sent… », explique Jess, tout sourire, un beau matin ensoleillé d’automne. Parce qu’ils ont des vies de fous, beaucoup d’enfants et en prime des boulots stressants, il leur arrive, comme tout le monde, de s’éloigner temporairement à travers ce tourbillon quotidien du quotidien, justement. Pour y remédier ? « Ça m’arrive de le dire : on serait dus », confirme John. Ils se planifient alors une soirée, un week-end, seuls, loin de tout. De la bonne musique, un peu d’ambiance, une petite pilule, et hop, le tour est joué. En une demi-heure et pour plusieurs heures, « on connecte », confirme Jess.

On laisse tout de côté et on se parle de notre amour. C’est comme si tu sentais ce que l’autre “est”. Tout le reste part. Tu n’es plus inquiète. Ta liste de choses à faire n’existe plus…

Jess

Jess et John s’offrent ce « party » quelques fois par année : une belle « dose d’amour qui dure », résument-ils. Pourquoi pas plus ? Parce qu’après le high, certains, dont John, vivent un down. Un surlendemain de veille gris. Avec, au menu, fatigue, impatience et petite déprime. Comme si tout ce bonheur avait un prix… Un prix qui ne les empêche toutefois pas de répéter l’expérience. « Parce que c’est une drogue qui fait qu’on parle beaucoup. Ça ouvre le cœur. Le rush, tout le reste disparaît. Le cœur reste. »

Ils ne sont pas les seuls à voir en la MDMA un outil (ici récréatif, mais néanmoins puissant) de connexion amoureuse. Il y a quelques années, l’autrice américaine Ayelet Waldman a publié un extrait de ses mémoires sur l’infolettre Lenny (dirigée par l’actrice Lena Dunham mais disparue depuis). Mère de quatre enfants, épuisée par la routine, l’autrice sentait (à son infinie tristesse) s’éteindre son lien pourtant jadis si fort avec son conjoint. Une pilule, une soirée et six heures (oui, six !) de discussions plus tard, et elle décrivait avoir été « transportée émotivement aux débuts excitants de [leur] relation ». D’où le titre, certes provocateur, de l’article : « La molly [drogue de synthèse contenant de la MDMA] peut-elle sauver un mariage ? »

S’il est hasardeux de répondre à cette question, la MDMA semble sinon sauver, du moins effectivement entretenir plusieurs couples. C’est la conclusion à laquelle arrive Katie Anderson, chercheuse britannique de la London South Banks University, qui a consacré sa thèse de doctorat à la question (Navigating Intimacy with Ecstasy), sondant une dizaine de couples amateurs de MDMA pour définir l’impact de leur consommation (ici récréative) sur leur relation. Sur plus de 300 pages d’analyse qualitative, elle explique que la drogue crée une sorte de « bulle » autour du couple, une zone de confort « loin de la peur, des soucis ou de la honte, augmentant au contraire les sentiments de sécurité et d’amour et modulant, ce faisant, les pratiques émotives et communicatives de leur intimité ».

Un peu d’histoire

Ce qu’il faut savoir, c’est que la MDMA n’a pas toujours été la drogue de fête qu’on connaît aujourd’hui, classée illicite. Synthétisée pour la première fois en Allemagne, entre autres par les laboratoires Merck, au début du XXe siècle, elle aurait été utilisée par l’armée américaine dans les années 50 (pour ses vertus stimulantes, dit-on). Le chimiste américain Sasha Shulgin s’y est ensuite intéressé pour en développer un nouveau processus de synthèse (ce qui lui vaut, à tort, le surnom de « père de la MDMA »). Ses écrits sur ses impressions sous « effet » (notamment ce « sentiment d’appartenance, tous les deux, comme nous sommes, maintenant », dit-il dans son livre PiHKAL : A Chemical Love Story, publié en 1991) ont certainement contribué à sa renommée, sans parler de la popularité de la drogue dans divers milieux festifs.

Pour comprendre l’effet précis de la molécule, le documentariste et activiste Emanuel Sferios, à qui l’on doit plusieurs travaux de démystification sur le sujet, prépare un nouveau film : This Is Your Brain on Ecstasy. En gros, la molécule agirait ici en provoquant une grande libération de sérotonine dans le cerveau, et, indirectement, d’ocytocine, l’hormone, on le sait, de l’attachement (libérée en allaitant ou en jouissant). Comme le résume Le Nouvel Observateur, sous MDMA ou après un orgasme, on se retrouve plus ou moins « dans le même bain d’hormones ». C’est pourquoi les chercheurs parlent ici d’un effet dit « empathogène » (ou, selon Shulgin, « entactogène »), soit propice aux contacts et à l’empathie, d’où son surnom de « drogue de l’amour ». Car qui dit ocytocine dit évidemment toucher, confiance, bref, connexion.

Dans les années 70, inspirés par Shulgin, quelques thérapeutes décident d’utiliser la MDMA en thérapie de couple, notamment pour exploiter ses effets en matière d’empathie (la communication, l’écoute et l’échange étant ici notoirement facilités). Deux psychiatres, George Greer et Requa Tolbert, publient en 1998 des résultats plutôt concluants de cette approche dans le Journal of Psychoactive Drugs : 90 % des 80 patients traités auraient vu leur relation s’améliorer, disent-ils.

Aujourd’hui, ces recherches ont toutefois (ou presque) toutes été stoppées, la MDMA ayant été frappée d’interdiction à la suite de la médiatisation d’incidents liés à une consommation récréative (associée à un risque de surdose, des mélanges douteux, une augmentation de la tension artérielle et un potentiel de déshydratation, entre autres effets secondaires indésirables).

Un domaine de recherche demeure toutefois : l’étude des effets de la MDMA pour le traitement du stress post-traumatique. À ce jour, les études en ce sens se sont avérées, à nouveau, concluantes.

Plaidoyer pour un usage thérapeutique

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Brian E. Earp, éthicien de renom, publiera prochainement un livre grand public qui promet de faire jaser : Love Drugs : The Chemical Future of Relationships.

« Mais faut-il vraiment souffrir d’une grosse maladie pour bénéficier de la MDMA ? » C’est la question à la fois audacieuse et réfléchie que pose ces jours-ci Brian E. Earp, éthicien de renom, directeur du programme d’éthique et santé publique de l’Université Yale, et directeur du centre d’éthique pratique de l’Université d’Oxford, lequel publiera prochainement un livre grand public qui promet de faire jaser : Love Drugs : The Chemical Future of Relationships (traduction libre : L’avenir chimique de nos relations amoureuses, une publication prévue pour janvier 2020 dont nous avons obtenu un exemplaire).

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Love Drugs : The Chemical Future of Relationships, de Brian E. Earp

L’ouvrage, avant même d’être publié, a déjà reçu l’appui de plusieurs grands noms. Mentionnons l’anthropologue Helen Fisher, qui salue ici l’audace d’explorer des outils « non traditionnels » pour traiter les problèmes de couple. « Si ces drogues de l’amour, écrit-elle en quatrième de couverture [à paraître], peuvent augmenter le sentiment d’attachement d’un couple en proie à différents défis, alors plusieurs idées importantes de ce livre pourraient enrichir, voire sauver des vies. »

Entendons-nous : l’éthicien ne revendique pas la légalisation de la MDMA. Il n’est pas davantage en faveur de quelque forme d’usage autothérapeutique que ce soit (tels John et Jess, qui se sont racontés ici). Au contraire, écrit-il. En bon éthicien de la santé publique, il fait plutôt une démonstration très cartésienne de l’intérêt (l’urgence ?) de relancer avant tout les recherches scientifiques en matière de thérapie de couple et de « drogues de l’amour ».

Bien conscient des réticences éthiques que pourrait soulever son propos, Brian E. Earp réplique que les drogues (récréatives ou médicales) font déjà bien partie de nos vies et ont aussi, à divers égards, une incidence sur nos relations, par l’entremise de nos libidos (pensez alcool, Viagra et autres antidépresseurs). « Certaines drogues utilisées de manière récréative […], telle la MDMA […], sont peu dangereuses, généralement non addictives, et peuvent rendre des vies plus heureuses. À notre avis, quand une drogue a un tel potentiel – améliorer des vies, si consommée de la bonne manière – […], l’important est de comprendre comment elle marche, ses effets, bons et mauvais, et de clarifier les conditions dans lesquelles [à la fois pour un individu, une relation et la société] elle peut apporter plus de bien que de mal », écrit l’auteur en guise d’introduction.

En entrevue téléphonique, l’éthicien rajoute une couche de mises en garde. À petite dose, offerte par un fournisseur de confiance, dans un environnement contrôlé, avec un thérapeute formé, la MDMA pourrait non pas faire des miracles, mais plutôt délier des cordons de communication coupés, dit-il. C’est déjà prouvé. Prouvé chimiquement. Et prouvé à maintes reprises, de manière anecdotique. Il est temps maintenant, plaide-t-il, d’aller au-delà des anecdotes, pour savoir dans quels cas de figure, pour quels couples et quels enjeux précis la MDMA peut s’avérer utile. « C’est une drogue puissante. Qui a le potentiel de faire beaucoup de bien. Mais aussi le potentiel de faire beaucoup de mal, conclut-il. D’un point de vue de santé publique, il faut avancer lentement. » Lentement, mais sûrement, conclut-il aussi dans son livre. « Faisons ces recherches au grand jour. […] Nous n’avons rien à gagner à rester dans la noirceur. »