Michel Louvain, Serge Laprade, Rose Ouellette. Pourquoi le public découvre-t-il la vie amoureuse de personnalités homosexuelles après leur décès ? Décryptage d’une génération à l’orientation sexuelle secrète et des raisons de leur discrétion.

Il y a quelques années, Serge Laprade et son conjoint de longue date, Daniel Arsenault, passent le réveillon du Nouvel An chez des amies et amis hétérosexuels avec les enfants de ces derniers. Aux douze coups de minuit, tout le monde s’enlace et s’embrasse sous le gui, sauf l’animateur qui serre la main de son chum pour lui souhaiter bonne année ! « En général, les gais sont assez démonstratifs, et c’est bien correct, raconte Daniel Arsenault à La Presse. Mais Serge et moi, on ne l’a jamais été. Quand j’ai rencontré Serge en 1973, il était déjà connu. Et il m’a demandé d’être toujours discret en public. »

À l’instar de Michel Louvain, Serge Laprade a mené sa carrière durant plus d’un demi-siècle en évitant soigneusement de révéler son homosexualité. Dans le premier cas, le public l’a appris le jour de la mort du chanteur de La dame en bleu, le 14 avril 2021, et pour Laprade, disparu en janvier dernier, lors de son mariage en 2023.

Ah oui, ils avaient tous les deux… 83 ans.

Pourquoi cacher sa vraie nature toute sa vie ? « Parce que, si ça avait été su, ces artistes-là n’auraient jamais eu de carrière ! La haine des homosexuels était si forte à l’époque », résume Janette Bertrand. La grande communicatrice a traversé le siècle (elle aura 99 ans le 25 mars). Elle se souvient encore des lettres de détresse envoyées à son Courrier du cœur, au Petit Journal, dans les années 1960.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Janette Bertrand en décembre dernier

Je lisais des témoignages bouleversants d’hommes mariés qui se cachaient et avaient une double vie. Ils ne pouvaient pas se confier à leurs proches, ni aux curés, ni à personne. J’étais leur dernier recours. C’était l’hypocrisie totale, la grande noirceur ! Plusieurs jeunes gais se suicidaient.

Janette Bertrand

À la sortie de sa biographie écrite par le journaliste Marc-André Lussier, en 2018, René Homier-Roy a confié au magazine Fugues qu’il a été 50 ans avec le même homme (Pierre Morin, réalisateur à Radio-Canada). Or, l’animateur n’a jamais senti le besoin de faire son coming out avant la mort de son conjoint en 2012. « On a vécu ensemble, on a voyagé ensemble, ce n’est pas possible qu’on était des colocs. Les gens de mon entourage savaient. Ça ne m’est jamais apparu nécessaire de le préciser, étant donné que je le vivais ouvertement. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

L’animateur René Homier-Roy en juin 2022

Lorsque le journaliste remarque qu’il y a « une différence entre le dire à son entourage et en parler publiquement quand on est une personnalité connue », l’animateur d’ICI Première raconte qu’à l’époque où il travaillait à La Presse, dans les années 1970, une journaliste parlait toujours de lui au féminin dans la salle de rédaction : « Si quelqu’un peut faire des choses très indélicates comme ça, ça veut dire que c’était dans l’air du temps », se souvient-il.

Clandestinité et péché

Pour Dany Turcotte, cette génération d’hommes gais a souffert énormément et elle a subi des traumatismes. « C’est la génération in and out au quotidien. Le placard est dans son ADN », illustre-t-il. L’animateur ajoute que les aînés préfèrent garder leur orientation sexuelle privée, encore aujourd’hui, car ils craignent toujours la réaction et l’intimidation des hétéros.

D’ailleurs, pour son documentaire Le dernier placard – Vieillir gai, Dany Turcotte a voulu interviewer des personnalités homosexuelles de 75 ans et plus. Elles ont toutes décliné son invitation. [La Presse a aussi contacté des artistes connus de cette génération pour ce reportage. En vain.] « Dans leur tête, ces aînés ont l’impression que les mœurs n’ont pas vraiment changé, croit-il. J’ai finalement appelé Janette. Et elle a dit oui tout de suite. »

Il faut dire que ces homosexuels ont grandi dans la clandestinité et le péché du Québec catholique. Il faut rappeler aussi que l’homosexualité était un crime au Canada jusqu’en 1969 et une maladie inscrite dans la liste de l’Association mondiale de la santé mentale… jusqu’en 1990. Et les lois changent plus vite que les mentalités.

« Quand tu grandis dans la peur et le stress constants des minorités, c’est normal que tu veuilles protéger ta vie privée », estime Michel Dorais, sociologue, auteur et ex-professeur à l’Université Laval.

PHOTO YAN DOUBLET, ARCHIVES LE SOLEIL

Michel Dorais

On parle d’une génération qui a vécu le temps où des médecins donnaient des électrochocs à des homosexuels ! J’ai connu un homme gai qui a subi un tel traitement durant son adolescence. Il a vécu dans la crainte toute sa vie.

Michel Dorais, sociologue, auteur et ex-professeur à l’Université Laval

Selon lui, les jeunes, avec l’actuelle révolution identitaire, propulsent les aînés homosexuels à aller de l’avant. « Je l’ai vu dans mes classes à l’université. Des enfants poussent leurs parents à faire leur coming out. Aujourd’hui, les communautés LGBTQ se réapproprient leur passé, pour briser le silence sur leur vécu. C’est l’Histoire avec un grand H qui avance », estime l’auteur qui prépare d’ailleurs un livre sur le sujet.

Sortir de l’ombre

Selon l’animatrice Danielle Ouimet, vivre son amour dans l’ombre d’une vedette est une convention qui s’installe au début d’une relation. « Le conjoint de Serge et celui de Michel ont fait le choix de rester discrets pour ne pas nuire à la carrière de leur amoureux. En dévoilant leurs histoires d’amour sur le tard, c’est leur façon de dire au public : je vous ai tout donné, et la dernière chose que je vous réserve, c’est ma vérité », estime Mme Ouimet, qui a assisté au mariage de Serge Laprade en octobre 2023.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Danielle Ouimet

« Honnêtement, on n’a jamais parlé de coming out avant le cancer de Michel », raconte pour sa part Mario Théberge, conjoint de Michel Louvain.

Pour Michel, sa carrière était primordiale, son souffle de vie. Ça allait de soi que je devais rester discret sur les tapis rouges, par respect pour son public.

Mario Théberge, conjoint de Michel Louvain

« Je repérais un groupe d’amis à l’écart et je parlais avec eux pendant que Michel se faisait prendre en photo. Ce n’était pas un sacrifice. Et des tapis rouges, il n’y en a pas tous les jours », confie M. Théberge.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Michèle Richard et Serge Laprade, pour La tournée des idoles 2, en 2016

Idem pour Daniel Arsenault. « Quand on a commencé à sortir ensemble, il y a 50 ans, Serge m’a dit que par respect pour son public féminin, il n’était pas à l’aise avec le fait qu’on s’affiche publiquement. Et j’ai toujours été bien avec ce choix parce que j’étais en amour avec Serge par-dessus la tête, et jusqu’au dernier jour. »