Les crèmes pour la peau, sérums et autres produits ont la cote chez les 9 à 13 ans, qui suivent parfois des « routines de soin » complexes. TikTok a même donné un surnom à ces jeunes adeptes des cosmétiques : les « Sephora Kids ». D’où vient ce désir de la génération alpha ? Comme parent, comment réagir ?

L’engouement des enfants

Vendredi, c’était une journée pédagogique dans bon nombre d’écoles, et ça paraissait au magasin de cosmétiques Sephora des Galeries d’Anjou, à Montréal. Accompagnée de ses filles de 6 et 7 ans, Stéphanye Dicaire est ressortie du magasin avec des cadeaux à offrir à sa sœur… et un air circonspect. « Mes filles auraient tout acheté dans le magasin », confie la jeune maman, qui s’est contentée de leur offrir un gloss. « Elles voient les produits sur TikTok, explique-t-elle. Je ne les empêche pas de regarder… mais je me questionne. » Chez Sephora, La Presse a aussi croisé des adolescentes de 13 ans, dont le trio composé de Chloé, Florence et Mireille, venues essayer des produits. « J’aime ça, mais je comprends que c’est inutile. On se fait influencer », concède spontanément Florence.

Sephora Kids

Sephora Kids
  • Un flacon de démonstration de Drunk Elephant

    IMAGE TIRÉE DU COMPTE TIKTOK @KIERSTYN

    Un flacon de démonstration de Drunk Elephant

  • Des produits ouverts

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    Des produits ouverts

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L’affluence croissante d’enfants dans les magasins Sephora semble créer des remous aux États-Unis. Des utilisateurs de TikTok (dont certains prétendent être des employés de la chaîne) dénoncent le manque de bonnes manières de certains « Sephora Kids », qui ravageraient sans scrupule les produits en démonstration. « Ils ont été élevés par des iPad. Ils ne sont pas convenablement socialisés », dit une tiktokeuse. « Mais où sont leurs parents ? », s’exclame une autre. Qu’en est-il au Québec ? Le service des communications de Sephora, aux États-Unis, n’a pas rappelé La Presse, mais une vendeuse montréalaise nous a dit qu’à son magasin, « c’est vraiment moins pire que sur les réseaux sociaux ». « La plupart des enfants viennent avec leurs parents », a-t-elle expliqué.

Pas contre-indiqués, mais…

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

De jeunes clientes essaient les articles en démonstration.

La dermatologue Sophie Vadeboncœur est bien placée pour observer l’engouement actuel des filles pour le maquillage et les « routines de soin pour la peau très complexes ». Elle voit des patientes de 10, 11 ans ayant des affections cutanées (eczéma, psoriasis) « débarquer avec des valises de produits ». « Le marketing et les réseaux sociaux sont tellement puissants », dit-elle. Est-ce contre-indiqué ? « Si on a une peau normale, pas sujette à l’eczéma ou à l’acné, il n’y a pas de contre-indication à utiliser la plupart de ces produits », répond la Dre Vadeboncœur, qui déconseille aux enfants les produits qui contiennent des acides, du rétinol ou beaucoup de fragrance. « Mais est-ce nécessaire ? Absolument pas. Une peau normale n’a pas besoin de grand-chose d’autre que d’être nettoyée, hydratée et protégée du soleil », souligne la Dre Vadeboncœur, qui rappelle qu’on trouve de bons produits pour peau sensible en pharmacie.

Le rôle des réseaux

Il n’est pas nouveau que les filles veuillent imiter les plus grandes. Et c’est normal. L’autrice de l’essai Maquillée, Daphné B., se souvient d’avoir acheté son premier « produit cher » à 13 ans – un fard à joues Lise Watier. « À cet âge-là, le maquillage te permet d’incarner la personne que tu deviens », illustre-t-elle. Mais les choses ont changé depuis son enfance. « La nouveauté, c’est que des vidéos et des images que les jeunes consomment pour se divertir sont aujourd’hui modelés autour de produits de beauté », souligne Daphné B. La rédactrice en chef du magazine Véro, Théo Dupuis-Carbonneau, relève d’autres différences : le prix des articles convoités et la présence d’ingrédients puissants dans certains produits. « Dans notre temps, on collectionnait des baumes à lèvres à 3 $ », se souvient la jeune femme de 32 ans.

Influenceurs

IMAGE TIRÉE DU COMPTE TIKTOK @HELIN DOSKI

Une créatrice de contenu partage ses impressions sur un produit de Drunk Elephant.

La génération alpha craque pour des produits précis, et ce, pour diverses raisons : un emballage amusant, un aspect luxueux, une personnalité publique associée. Ils convoitent ainsi des « gouttes soleil antipollution » à 50 $, une « huile pour les lèvres » à 54 $, un « gel à sourcils » à 33 $… Les entreprises de cosmétiques font affaire avec des créateurs de contenu pour promouvoir leurs produits en ligne. « Quand les enfants voient de jeunes femmes allumées parler en bien de ces produits-là, ça nourrit leur désir d’en avoir », résume Théo Dupuis-Carbonneau. Daphné B. pense aux vidéos d’unboxing, aux critiques, au hashtag « Get ready with me » (la routine du matin) ou encore à la culture du « dupe », pour duplicata (trouver des produits similaires à moindre coût). « C’est aspirationnel, résume Daphné B. Quand tu regardes ça, tu t’imagines aussi créer du contenu. Acheter le brillant à lèvres, ça te donne la possibilité d’en parler à ton tour. »

Comment réagir ?

PHOTO GRAHAM HUGHES, LA PRESSE CANADIENNE

Des clients font la file au Boxing Day à Montréal.

Il est tentant d’adopter une position tranchée envers cette tendance, mais tout n’est pas noir ou blanc, estime Emmanuelle Parent, directrice générale et cofondatrice du Centre pour l’intelligence émotionnelle en ligne (CIEL). Le numérique, rappelle-t-elle, peut soutenir le développement de la créativité et même de l’identité chez les jeunes. « Les côtés préoccupants, ce sont les risques pour la peau, le coût des produits et les enjeux liés à l’image corporelle », dit-elle. Daphné B. rappelle que les visages mis de l’avant sur les plateformes sont des visages filtrés, ou encore éclairés par des lumières qui camouflent les imperfections. Les parents ont donc un rôle d’éducation à jouer auprès de leurs enfants, en les aidant, sans les culpabiliser, à départager le réel du virtuel et à comprendre le fonctionnement des plateformes et du marketing d’influence. Le parent peut aussi aider son enfant à identifier la source de son désir pour les cosmétiques, estime la psychologue Lory Zephyr. « Est-ce que ça veut nécessairement dire qu’on ne va pas les lui acheter ? Pas nécessairement, mais le parent peut mettre une limite en matière de prix », conclut-elle.