L’inclusion inversée est un renversement de perspective. Cet automne, la Bibliothèque de Rosemont épouse cette approche en offrant des activités d’abord conçues pour les enfants vivant avec la trisomie 21, mais ouvertes à tous les publics.

Résidante de Rosemont, Flora Kasyan n’osait pas participer aux activités de sa bibliothèque de quartier avec sa fille. Alissa, 7 ans, a la trisomie 21. Elle adore les livres, elle aime apprendre, mais elle bouge aussi beaucoup. « Elle va écouter le conte, mais elle va vouloir se promener, parfois faire du bruit, prendre la main de la fille à côté, expose Mme Kasyan. Dans ces moments-là, ce qu’on voudrait, c’est retirer l’enfant, mais ce n’est pas ça le but. Ils sont eux-mêmes alors que dans notre société, c’est plutôt : “Je suis assis et j’écoute.” »

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Flora Kasyan et sa fille Alissa, 7 ans

Lors d’une fête de l’arrondissement, elle a exprimé aux représentantes des bibliothèques son désir d’avoir accès à des activités inclusives. Un peu plus d’un an plus tard, la Bibliothèque de Rosemont offrait une série d’heures du conte, d’ateliers de cuisine parents-enfants et parents-ados animés par l’organisme C’est moi le chef ! ainsi que des activités créatives pour adultes, tous conçus en inclusion inversée. Environ la moitié des places sont réservées aux membres du Regroupement pour la trisomie 21. Le reste est ouvert au grand public, une façon d’assurer une mixité dans les groupes. La plupart des activités pour les jeunes affichent complet. Il y a même souvent une liste d’attente.

Le 18 novembre dernier, c’est la cuisine mexicaine que découvraient les participants. Certains étaient des habitués. Le petit Christian portait sa toque de chef et Élise, son tablier à l’effigie de C’est moi le chef !. « Je ne suis pas cheffe ! lance d’entrée de jeu Lucie Grenier, l’animatrice de l’atelier. C’est vous aujourd’hui qui allez être mes petits chefs. » Oignons verts, coriandre, poivrons, tomates : les enfants sont invités à deviner, par leurs sens, les ingrédients avec lesquels ils cuisineront.

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L’animatrice de l’atelier, Lucie Grenier, présente aux enfants les ingrédients qui composent la recette.

Puisque ces mini-chefs manipuleront bientôt des couteaux, Mme Grenier leur expose les consignes de sécurité. « Je veux voir des pattes de chats qui ont peur de se faire couper les griffes », illustre-t-elle, avant que les duos parents-enfants se lancent dans la préparation d’une salade mexicaine qu’ils pourront rapporter à la maison (ou pas !). Ayant rapidement compris l’importance du goût en cuisine, Élise, 9 ans, aura presque mangé tout son bol avant la fin de l’activité.

« Des ateliers comme celui-là lui amènent beaucoup d’autonomie et de plaisir. À la maison, c’est ce qu’elle aime, faire à manger », souligne sa mère, Marie Bonin, venue de Laval pour l’activité.

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Élise, 9 ans, prend au sérieux les consignes de sécurité.

Quand les ateliers sont faits pour eux, on prend notre temps, la performance n’importe pas, les techniques sont un peu plus faciles et les mots utilisés aussi. Pour Élise, le point fort d’un atelier comme celui-là, c’est de voir d’autres personnes autour d’elle, des comme elle, des pas comme elle.

Marie Bonin, mère d’Élise, qui a la trisomie 21

Cela lui permet aussi de suivre un atelier avec son frère Rémi qui, contrairement à elle, n’a pas la trisomie 21.

Ce matin-là, les deux groupes d’enfants, dont plusieurs reviennent au fil des semaines, s’étaient naturellement mélangés, ce qui a ravi Lucie Grenier, éducatrice spécialisée de formation. « La dernière fois, les enfants étaient assis à des tables séparées. Pour moi, c’est un pas dans la bonne direction. » Puisque, selon elle, l’inclusion inversée, c’est avant tout « s’apprivoiser les uns les autres ».

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Les enfants ont cuisiné une salade mexicaine et la plupart n’ont pas lésiné sur la coriandre !

Si les enfants à besoins particuliers sont souvent admis dans les activités de loisir, il est plus rare que ces activités soient pensées d’abord pour eux. C’est l’idée derrière l’inclusion inversée, une approche à laquelle s’intéresse C’est moi le chef !, non seulement pour les enfants ayant la trisomie 21, mais aussi pour les enfants autistes et potentiellement ceux atteints d’une déficience visuelle ou auditive. Outre la Bibliothèque de Rosemont, l’organisme offre aussi ces ateliers dans des classes d’adaptation scolaire.

L’animatrice s’ajuste alors au rythme des participants. « On va accentuer encore plus la présentation des ingrédients et des ustensiles, on va être beaucoup dans le visuel, on va parler plus lentement, on va articuler beaucoup plus pour permettre à ces enfants de pouvoir faire l’activité pleinement », indique la directrice générale et fondatrice de C’est moi le chef !, Karine Deserre-Pezé.

Bon pour tous

Une façon de faire qui bénéficie à tous, affirme Keiko Shikako-Thomas, professeure adjointe d’ergothérapie à l’Université McGill, qui a été consultée par C’est moi le chef ! lors de l’élaboration des ateliers. Ses recherches portent sur la promotion d’un mode de vie sain et des droits des enfants handicapés.

« Il y a beaucoup de recherches qui montrent des bénéfices [à l’inclusion inversée] pour tout le monde », souligne-t-elle.

Traditionnellement, on pensait que l’inclusion bénéficiait seulement aux enfants en situation de handicap, mais on voit qu’avoir l’opportunité de vivre avec toutes les formes de différences, c’est favorable au développement de l’enfant, pas seulement pour le développement de la tolérance et de l’acceptation, mais aussi pour l’estime de soi. Les enfants qui ont des déficiences ou non vont bénéficier d’apprendre avec les limitations des autres.

Keiko Shikako-Thomas, professeure adjointe d’ergothérapie à l’Université McGill

Or, l’inclusion inversée est une approche peu courante au Québec, déplore-t-elle. Il y a bien quelques cours de danse, de yoga et de sports adaptés, mais trop peu pour que les parents aient un réel choix. Pour aider les familles d’enfants à besoins particuliers à trouver des activités qui leur conviennent, elle a lancé, avec une collègue de McGill, l’application Jooay.

« Dans un monde idéal, on aurait plus d’inclusion inversée et on n’aurait pas à y penser puisque tous les bâtiments, l’environnement et les programmes seraient conçus pour tous », affirme-t-elle. La chercheuse rappelle que la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) de l’Organisation des Nations unies contient un engagement pour les pays signataires, dont le Canada, de développer des services, des installations et des équipements inclusifs. De plus, avec Loi canadienne sur l’accessibilité, le Canada s’engage à être un pays exempt d’obstacles pour les personnes en situation de handicap d’ici le 1er janvier 2040.

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Rendu possible grâce à une subvention de la Ville de Montréal, le projet d’ateliers en inclusion inversée pourrait ne pas revenir l’an prochain.

Un avenir incertain

En dépit du succès remporté, l’avenir des ateliers inclusifs à la Bibliothèque de Rosemont est incertain. Un dernier atelier de cuisine a eu lieu le 2 décembre. Une heure du conte est prévue le 10 décembre. « Nous avons bénéficié d’une subvention [de la Ville de Montréal], mais c’était seulement pour l’automne », indique Émilie Paquin, cheffe de section, Bibliothèque de La Petite-Patrie et Bibliothèque de Rosemont à l’arrondissement de Rosemont–La Petite-Patrie. « L’hiver sera un temps de réflexion. Mais on ne veut pas que cela se termine. »

Flora Kasyan espère que la porte qu’elle a réussi à entrouvrir ne se refermera pas. « Plus le handicap sera exposé, moins on aura tendance à dire : “Tu n’es pas le bienvenu chez nous. On ne peut rien faire.” Ce sont des enfants qui aiment apprendre, qui peuvent apprendre, mais donnez-leur-en la chance. »

Consultez le site de C’est moi le chef ! Consultez le site de l’application Jooay