Lieux gratuits et ouverts à tous, les bibliothèques sont aux premières loges de la crise de l’itinérance. Et si elles faisaient aussi partie de la solution ?

La Ville de Drummondville venait tout juste d’inaugurer sa nouvelle bibliothèque. Un édifice moderne, épuré, juxtaposé à une patinoire réfrigérée.

C’était en 2017. Située à moins d’un kilomètre du centre-ville, la nouvelle installation connaissait un succès populaire. Et pas seulement auprès des jeunes familles et des étudiants.

« La fréquentation a bondi de manière exponentielle, ce qui était génial, mais ce qui amenait aussi de nouveaux défis sur le plan de la cohabitation entre les différents usagers », raconte Jean-François Fortin, chef de division de la bibliothèque de Drummondville.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

La bibliothèque de Drummondville

Entre ses murs, l’établissement observait les premiers signes de la crise de l’itinérance. Des individus venant se réchauffer, d’autres se présentant en état d’ébriété, cherchant un refuge pour la journée.

Depuis quelques années, les bibliothèques de partout dans la province doivent faire face à un nombre grandissant d’usagers avec des besoins particuliers.

Mais elles pensent avoir une solution.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

La bibliothèque de Drummondville joue aujourd’hui un rôle social qui dépasse largement le carde de sa mission première de prêter des livres.

S’inspirant de ce qui se fait ailleurs dans le monde, et plus récemment à Drummondville, l’Association des bibliothèques publiques du Québec (ABPQ) souhaite intégrer des intervenants sociaux dans ses établissements, nous explique Ève Lagacé, directrice générale de l’ABPQ, en marge de la Semaine des bibliothèques publiques, qui se tient jusqu’au 21 octobre.

L’objectif ? Contribuer au maintien d’un tissu social fort en répondant aux besoins des communautés vulnérables qu’elle côtoie au quotidien.

Il y a une volonté de faire reconnaître le rôle social des bibliothèques.

Ève Lagacé, directrice générale de l’ABPQ

Un modèle à suivre

À la sortie de la bibliothèque de Drummondville, Félix et Christina discutent assis sur l’asphalte réchauffé par le soleil. Au sol, quelques-uns de leurs effets personnels : une petite valise, une couverture…

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Félix et Christina fréquentent la bibliothèque de Drummondville.

« Ici, je me sens en sécurité, je me sens accepté », confie Félix, sans domicile fixe depuis une dizaine d’années.

Le trentenaire, qui fréquente la bibliothèque depuis plus d’un an, passe parfois la nuit sur le terrain de l’établissement. Sa présence est tolérée, tant qu’il se réveille avant l’ouverture de la bibliothèque, précise-t-il, un sourire en coin.

Depuis 2021, une intervenante de milieu travaille sur place afin de faciliter la cohabitation entre les usagers.

Au Québec, le modèle de la bibliothèque de Drummondville est unique. Au lieu d’expulser les individus qui ne respectent pas les règlements, l’établissement fait le pari d’atténuer les tensions par la prévention.

Alexandra Gingras-Gaudreault n’a pas de bureau. Comme dans le travail de rue, l’intervenante arpente les couloirs de la bibliothèque à la rencontre des gens.

« Je suis là pour les accompagner dans leurs besoins. Si quelqu’un est en situation d’itinérance et à la recherche d’un logement, je peux l’accompagner là-dedans. Je peux accompagner chez le dentiste quelqu’un qui a mal aux dents », énumère-t-elle.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Grâce au travail de l’intervenante Alexandra Gingras-Gaudreault, les usagers de la bibliothèque sont aujourd’hui plus tolérants face aux différentes populations marginalisées qui fréquentent également l’établissement.

L’objectif : créer des liens avec des populations marginalisées, en plus de sensibiliser les usagers à la tolérance. Un mandat qui dépasse les compétences des employés qui travaillent en bibliothèque.

« On n’est pas l’agent de sécurité de la bibliothèque. Ce qu’on souhaite, c’est renforcer le tissu qui permet aux plus fragiles de continuer de fréquenter la bibliothèque », explique Francis Lacharité, directeur de l’organisme communautaire La Piaule, dont le partenariat avec la bibliothèque a rendu le projet possible.

Et ça marche. Depuis 2021, le niveau de tensions a baissé, les expulsions ont diminué. Entre octobre et juin 2022, 400 interventions ont été menées auprès de 127 individus.

Il ne s’agit pas d’une solution miracle. Et il arrive que l’établissement soit contraint d’expulser un usager.

« Mais l’ambiance est vraiment plus agréable pour tout le monde. Et d’y arriver sans exclure des gens, c’est vraiment ça qui fait toute la différence », affirme Jean-François Fortin.

Un lieu de prévention

Reproduire le succès de la bibliothèque de Drummondville partout dans la province : c’est ce que souhaite maintenant l’Association des bibliothèques publiques du Québec.

La bibliothèque de Chicoutimi lui a récemment emboîté le pas, et certains établissements, comme la Grande Bibliothèque, l’envisagent également, mais le modèle tarde à s’implanter ailleurs.

En septembre, l’ABPQ a publié un mémoire intitulé « Façonner le travail social en bibliothèque publique », afin de sensibiliser les partenaires et les décideurs au rôle social des bibliothèques.

« [Ces derniers] associent davantage la bibliothèque à un lieu de prêts de livres », se désole Ève Lagacé.

Selon elle, il faut rejoindre les personnes vulnérables là où elles se trouvent. Or, les bibliothèques ont toujours été des lieux d’ouverture, d’inclusion, où se réunissent des individus issus de toutes les classes sociales et économiques.

« Qu’est-ce qu’on peut faire pour travailler [avec le milieu du travail social] et faire en sorte qu’on soit considérés, nous aussi, comme un lieu de prévention ? »

Des initiatives ailleurs

L’intégration du travail social dans les bibliothèques se déploie dans plusieurs villes dans le monde. Aux États-Unis, une centaine de bibliothèques accueillent un travailleur social, inspirées notamment par le programme national Social Workers in the Library. En Alberta, la bibliothèque d’Edmonton a embauché deux travailleurs sociaux en 2011 face à l’augmentation de la détresse sociale. Idem au Manitoba et en Ontario où certaines bibliothèques offrent des services en travail social.