Louise Los et Fleur Godart sont deux femmes, françaises, militantes, qui travaillent dans un milieu majoritairement masculin : celui du vin. L’une de leurs petites cuvées porte un nom qui ne passe pas inaperçu : « Putes féministes », un pied de nez à une insulte qu’elles ont déjà entendue. Sur l’étiquette, une illustration colorée de femmes, nues, des doigts d’honneur sur la poitrine.

Cette petite cuvée de vin naturel est distribuée en France, en Espagne, en Suède, en Grande-Bretagne, en Belgique. « On envoie même ces cuvées en Chine, note Louise Los, responsable des cuvées militantes chez Vins et volailles, un grossiste en vin et en volailles. Si ça passe en Chine, ça passe partout. »

Non, car au Québec, ça ne passe pas. La Société des alcools du Québec (SAQ) en a refusé l’importation privée à la mi-juin, a appris La Presse. Quelque 120 bouteilles de Putes féministes, destinées aux restaurateurs québécois (et non aux étalages de la SAQ), sont retenues en France.

PHOTO VINS ET VOLAILLES

L’étiquette de la cuvée Putes féministes est un clin d’œil à la photo Elles arrivent, d’Helmut Newton.

Le 15 juin, alors que la commande était prête à partir, le Service des commandes privées de la SAQ a écrit un courriel laconique à l’équipe du Vin dans les voiles, l’agence d’importation privée montréalaise qui représente Vins et volailles. « En raison du nom du produit, la Gestion de la qualité nous demande de refuser le produit Putes féministes », est-il écrit. Soulignons que, même pour les importations de vin privées, c’est la SAQ qui demeure l’importateur au Québec.

L’équipe du Vin dans les voiles a répondu à la SAQ pour expliquer le contexte et la démarche du projet, mais on lui a répété que, « malheureusement, ce produit sera refusé, sans équivoque ».

« Acte de provocation » et « sexisme »

Selon Linda Bouchard, agente d’information à la SAQ, la cuvée en question n’est pas conforme au Code d’éthique de l’industrie québécoise des boissons alcooliques. Ce document précise, entre autres, que la communication et l’emballage ne doivent associer le produit à aucun « acte de provocation » ni en aucune manière être « sexistes », soulève Mme Bouchard.

Putes féministes est « vraiment un terme qui peut être perçu comme injurieux, offensant, négatif, sexiste, péjoratif. Notre intention, c’est vraiment de ne jamais blesser qui que ce soit », indique Linda Bouchard. L’étiquette non plus ne convient pas, dit-elle, étant donné la présence de nudité.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Julie Audette, au premier plan, entourée de ses collègues Audréa Page, Claudia Morissette, Valériane Paré et Léonie Desjardins

La réaction de la SAQ surprend Julie Audette, fondatrice du Vin dans les voiles, qui y voit une forme de censure et qui espère que la société d’État reviendra sur sa décision.

On est bien conscientes que c’est délicat, mais pourquoi n’y a-t-il pas de place au dialogue ?

Julie Audette, fondatrice de l’agence Le vin dans les voiles

De l’autre côté de l’océan, au sein de l’équipe de Vins et volailles, c’est la même déception. D’abord, parce que ce refus survient à la toute dernière minute. Ensuite, parce que ce projet a une « portée politique et sociale », selon Louise Los. La décision de nommer la cuvée ainsi a été prise dans la foulée du mouvement #metoo qui a ébranlé le milieu du vin, en France.

« C’est aussi une manière de faire de notre média – le vin et les étiquettes – un espace de débat, un espace d’affirmation de notre existence », explique Louise Los. Vins et volailles propose d’autres cuvées dites « militantes », comme Male Tears, T’as pas encore rencontré le bon, ou encore Differently-abled. Chaque fois, une partie des sous est remise à des associations en lien avec la cause, précise Mme Los.

Dénoncer l’injure sexiste

Julie Audette trouve paradoxal que la SAQ refuse d’importer cette petite cuvée militante alors qu’on trouve encore en 2023 des étiquettes de bière qui, à ses yeux, présentent la femme comme un objet. Martine Delvaux, professeure au département d’études littéraires de l’UQAM, a la même réflexion. Elle pense à la campagne des bières d’Archibald, qui présente des femmes blanches stéréotypées.

PHOTO TIRÉE DU SITE INTERNET D’ARCHIBALD

La Matante, d’Archibald

Comme la cuvée Putes féministes ne se retrouvera pas en succursale, Martine Delvaux n’y voit pas de problème. « J’aime beaucoup, personnellement, ce type de projet, dit-elle, surtout quand on sait combien l’industrie du vin peut elle aussi être un lieu de sexisme. »

Selon Léa Clermont-Dion, cinéaste et associée de recherche postdoctorale à l’Université Concordia, la justification de sexisme invoquée par la SAQ n’est pas logique, puisque l’intention du projet est justement de dénoncer l’injure sexiste.

La réappropriation est un procédé qui peut être compris par un certain public familier avec ces codes de revendication. Peut-être que la direction de la SAQ a jugé qu’un tel recours pouvait être mal perçu par l’auditoire en général ?

Léa Clermont-Dion, cinéaste et associée de recherche postdoctorale à l’Université Concordia

Ce n’est pas la première fois que la SAQ refuse un produit. Selon un article de La Presse publié en 2012, elle l’a fait pour la cuvée du vigneron de Bourgogne, dont les étiquettes montraient des illustrations humoristiques d’hommes et de femmes nues ou en maillot de corps. Une cuvée de Jean-François Ganevat nommée « J’en veux » et montrant une silhouette de femme en sous-vêtements avec une main dans sa culotte a également été interceptée, mais le représentant avait tout de même pu distribuer ses bouteilles en faisant signer une lettre à ses clients.

Est-ce une voie envisageable pour Putes féministes ? Linda Bouchard, de la SAQ, ne le croit pas. « Dans ce cas-ci, c’est extrême », conclut-elle, soulignant que la démarche derrière le produit – « honorable » – n’a rien à voir avec la décision.