Vous souvenez-vous ? On a fait grand cas, pendant la pandémie, de tous ces gens qui optaient pour un changement de vie, plus ou moins radical. Deux ans plus tard, comment vont-ils ? Comblés ? Désillusionnés ? Carrément désenchantés ? Entretiens, analyses et explications.

Exit la ville. Place à la campagne. Au revoir le boulot routinier, place à la créativité ! La pandémie en a inspiré certains à revoir leurs priorités, leur horaire, carrément leur mode de vie. Mais le saut (dans le vide) vers des cieux plus heureux a parfois été brutal. Et les lendemains qui déchantent, s’ils ne sont pas forcément documentés, ont assurément dû être nombreux.

Parlez-en à Marie Bujold, Montréalaise d’adoption depuis plus de 20 ans, qui a plongé tête première et sur un sacré coup de tête dans un retour qu’elle croyait aux sources, à Rimouski, l’an dernier. En sous-estimant à quel point elle avait changé, elle, avec les années, sa vie en ville, et toute la vie, justement, qui y fourmille. « J’ai fait mes études à Rimouski, raconte-t-elle. Mais je n’avais jamais prévu y retourner, parce que mon fils, mes amis, mon réseau... »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Marie Bujold, dans sa nouvelle vie à Québec, après un détour désenchanté par Rimouski

Et puis est arrivée la pandémie. Encabanée dans son petit logement de Rosemont, disons que l’appel du fleuve s’est rapidement fait sentir. C’est qu’en prime, elle venait de retrouver un vieil ami là-bas. Vieil ami qui s’est transformé en nouvel amoureux. Alors quand il lui a proposé l’an dernier de venir habiter avec lui, chez lui, à Rimouski (« et j’y ai habité 25 ans, j’adore, j’y vais deux ou trois fois par an ! »), Marie Bujold n’a pas hésité longtemps. « La vie est courte ! s’est-elle dit. On s’entend bien, pourquoi ne pas en profiter ? »

Pourquoi pas, en effet ?

J’ai sous-estimé, je n’ai jamais pensé un seul instant à l’adaptation ! Oh, mon Dieu...

Marie Bujold, consultante en gestion des arts

L’adaptation ? C’est que malgré ses 67 ans — « dans ma tête, j’ai 45 ans ! » —, Marie Bujold travaille (elle est consultante en gestion des arts) et mène surtout une vie très active. Elle sort, elle fait ses courses à pied, elle voit plein de gens. Sauf que tous ses amis, eux, là-bas, sont désormais retraités. « Tout le monde était plus frileux de se voir, au spectacle, tout le monde portait un masque, quand on marchait, tout le monde gardait ses distances... » Deux mondes, quoi.

Et tout d’un coup, la voilà qui s’est mise à s’ennuyer ferme de la densité, de l’action, même des bouchons. « Je te jure ! », dit-elle en riant en y repensant. En revenant une fin de semaine à Montréal, « j’étais contente de me faire bousculer sur Masson ! »

« Et ce fleuve qui me manquait tant ? Oui, ça nourrit, mais pas autant que les amis, mon fils et mes petits-enfants... »

Bonjour le « malaise ».

Toujours est-il qu’un an plus tard, très exactement, la voilà qui a emménagé à... Québec ! Oui, avec ce fameux amoureux (« on est très, très, très heureux ! »), un très « beau compromis », comme elle dit, carrément « le meilleur des deux mondes », à mi-chemin entre Rimouski et Montréal. « Je n’enlève rien à Rimouski, précise-t-elle. Mais moi, j’ai changé, et j’avais sous-estimé ça. Je l’ai réalisé une fois là-bas. »

L’importance de la réflexion

La psychologue et conférencière Rose-Marie Charest n’est pas surprise par ces déconvenues pandémiques. « C’était prévisible que ces changements n’apporteraient pas 100 % de satisfaction à tout le monde. » Les gros changements, comme les déménagements, ou les plus petits, comme ces achats soi-disant « essentiels » pour la maison, d’ailleurs. La BBC rapporte à ce sujet qu’une personne sur dix regrette aujourd’hui ce vélo stationnaire, cette machine à pain ou carrément ce jacuzzi (ou ce lapin ?), dans lequel on a impulsivement investi en pandémie...

Quand on prend une décision pour fuir, le risque d’erreur est plus élevé que quand on prend une décision pour choisir.

Rose-Marie Charest, psychologue

Le mot clé ? La réflexion. « Parce que quand on prend une décision pour fuir, poursuit-elle, on est moins en mode réflexion. » Et c’est là que le bât blesse.

« Mais ce serait dommage que les gens n’osent pas changer d’idée, ou ne reviennent pas sur leurs décisions pour ne pas perdre la face, fait-elle valoir. On ne perd pas la face si on tient compte de cette expérience dans nos prochains choix. » Comment ? En revenant sur les objectifs initiaux du changement, ce qui ne convenait pas avant, et ce qui ne convient pas davantage maintenant, suggère-t-elle. Bref, en réfléchissant rétrospectivement.

Quand la réalité frappe

D’ailleurs, les changements de vie ont sans doute été plus fluides pour tous ces gens « en mode réflexion » qui ruminaient leurs projets depuis longtemps, dit-elle. Certes, mais cela ne veut pas dire que les transitions ont été forcément idylliques non plus. Marika Laforest en sait quelque chose. La quadragénaire (et conseillère numérique) « plus montréalaise que les Montréalais », qui rêvait de s’acheter un chalet depuis des années, a finalement acheté une maison « ancestrale et patrimoniale » au Saguenay–Lac-Saint-Jean l’an dernier (près de ses parents vieillissants). Et malgré les images idylliques, justement, dont elle inonde les réseaux sociaux (un coup de soleil là, un feu sur son terrain ici, la belle vie au quotidien), disons que sa réalité a été un tantinet moins rose qu’il n’y paraît.

PHOTO FOURNIE PAR MARIKA LAFOREST

Malgré les images idylliques de sa nouvelle vie au Saguenay–Lac-Saint-Jean, Marika Laforest a été « dépassée » par son déménagement et son changement de vie.

« J’ai été dépassée par les évènements », avoue-t-elle sans se faire prier. Littéralement dépassée par l’immensité de son projet.

C’est qu’après une lune de miel le premier été (où tous ses amis sont venus lui rendre visite et profiter de son immense terrain), le choc a été raide à l’automne. « OK, c’est de l’ouvrage ! »

J’habite ici. Je ne suis pas en vacances ! Je vis à la campagne, j’ai des arbres fruitiers, du paysagement magnifique, mais c’est beaucoup de travail !

Marika Laforest, conseillère numérique

Et si elle « gère » différents projets dans sa vie professionnelle, l’ampleur et la nouveauté de la tâche (des tâches) manuelle l’a complètement submergée. Paralysée. À tel point qu’elle a fini par consulter. « Je me suis rendu compte qu’en créant des images idylliques de ce gros move-là, je me sentais obligée de performer ma maison. » D’où l’immense pression ressentie.

« T’es bonne, mais t’es pas si bonne, résume-t-elle. On dirait que je voulais tout de suite être bonne. [...] J’avais des ambitions personnelles avec ce projet-là. »

Aujourd’hui, si elle accepte de demander de l’aide (et même si elle peste quand un entrepreneur en construction promet de la rappeler, mais ne la rappelle jamais), si elle trouve que la reconstruction d’un réseau (médecin de famille, dentiste, coiffeur) est épuisante, et constate que ses proches ne font plus tant partie de sa vie (« ce n’est pas parce que je reviens que je vais faire partie de leur quotidien ! »), elle ne regrette rien. « Ma qualité de vie, énumère-t-elle, mon accès à la nature [...], c’est merveilleux. »

Morale ? « Tout ce qu’on fait dans la vie, c’est parce qu’on a expérimenté, reprend Rose-Marie Charest. Il ne faut jamais arrêter d’expérimenter. Il faut voir la vie comme une expérimentation ! »

Le secret pour éviter le regret

Ils ont lâché leur boulot. Rêvé de faire autre chose. Mieux. Ailleurs. Et aujourd’hui, ils regrettent. Est-ce que ce que la fameuse « Grande Démission » rime forcément avec grande déception ?

S’il faut en croire différents sondages, la pandémie ne semble en effet pas avoir été de trop bon conseil pour beaucoup. Ainsi, une enquête menée par la firme Morning Consult pour le compte de l’Ultimate Kronos Group en décembre et janvier dernier (en France, en Allemagne, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, au Mexique et aux États-Unis) révèle que deux travailleurs démissionnaires sur cinq regrettent leur décision, 43 % disent qu’ils étaient finalement mieux avant, et 41 % affirment avoir sans doute pris leur décision trop vite.

Et c’était à prévoir. « Les gens pensent que ça va être magique, qu’en partant, ce sera mieux ailleurs. Parfois oui, on vit une lune de miel, mais parfois on retrouve la même chose ! », signale Josée Landry, présidente de l’Ordre des conseillers et conseillères d’orientation du Québec, qui a effectivement vu les demandes en matière de consultation augmenter depuis la pandémie.

Prendre le temps

Le secret ? « Le temps, répond-elle. Prendre le temps de réfléchir. » Entre autres dimensions à analyser, la conseillère suggère d’évaluer ses caractéristiques psychologiques (ses intérêts, sa personnalité, ses aptitudes), son « bagage » (ses connaissances, son expérience), et tout ce qui a trait aux conditions de vie (la situation économique, familiale, géographique : est-ce qu’un nouvel emploi va rompre l’équilibre ?).

Est-ce que c’est fait pour moi ? [...] Chaque personne doit faire sa démarche.

Josée Landry, présidente de l’Ordre des conseillers et conseillères d’orientation du Québec

Le tout, idéalement, dans un contexte « optimal », bref, pas en situation de crise, de séparation, de dépression, ni de... pandémie (!), comprend-on. « À partir du moment où l’on vit une situation qui nous ébranle, on n’est pas dans une bonne position pour prendre une décision totalement éclairée. Il faut prendre du recul. »

Pas facile

C’est visiblement ce qu’a fait Nathalie Elharrar, qui a songé à changer de vie en pandémie, mais a finalement joué de prudence. Gravitant dans l’univers des montures de lunettes depuis toujours (à titre de directrice pour le continent américain d’une boîte de montures), la jeune femme jonglait avec l’idée de tout lâcher pour se lancer dans la confection de bikinis, une « passion » née et nourrie pendant le confinement. Nous l’avions d’ailleurs rencontrée à l’époque pour raconter son histoire. « Vendre des lunettes, ça fait 20 ans que je fais ça..., disait-elle. Ça fait longtemps que je pense me réorienter. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Nathalie Elharrar a joué de prudence durant la pandémie.
Elle s’est découvert une passion, a songé à quitter son emploi,
mais l’a finalement conservé.

Deux ans plus tard, si son entreprise de bikinis va certes « super bien », même « de mieux en mieux » (elle a même fait une collaboration avec l’influenceuse Maude Lavoie), l’aventure s’est avérée « plus dure » qu’elle le pensait » (en matière de prix et de concurrence, « ce n’est pas facile percer ce marché ! »). Bilan : elle n’a finalement pas lâché les lunettes. Lucide, elle ne regrette rien. « C’est mon gagne-pain, dit-elle. C’est vraiment pécuniaire. [...] Si j’avais le choix, c’est certain que j’aimerais vivre de ma passion. Mais ce n’est pas un désastre. [...] Ça me permet de faire ma passion quand même ! » Et puis, rajoute-t-elle, « dans la vie, c’est sûr, il faut travailler ! ».

Lisez l’histoire de Nathalie Elharrar