L’alimentation a la vie dure : on ne peut plus rien boire ni manger sans culpabiliser. Pas de sucre ni de boissons gazeuses (c’est mauvais pour la taille). Pas trop de charcuteries, de viande rouge et d’aliments transformés (ça cause le cancer). Et pas de mangues ni d’avocats (pas très local, tout ça). Qu’en est-il vraiment ?

« Qui vous a dit que vous ne pouviez plus manger tout ça ? D’où viennent ces injonctions par rapport à votre alimentation ? », s’interroge Bernard Lavallée, auteur de N’avalez pas tout ce qu’on vous dit. Selon le nutritionniste, les gens sont trop bombardés d’informations sur l’alimentation. « Il y a les médias, la science, les gouvernements, nos amis, nos parents et notre grand-mère qui nous donnent des conseils. Il y a un terme qui a été inventé par le sociologue français Claude Fischler et qui décrit ce phénomène : c’est la cacophonie nutritionnelle. »

Les recommandations viennent de toutes parts. Elles sont parfois contradictoires et peuvent changer (et se durcir), comme celles récemment du Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances (CCDUS), qui conseille notamment de ne pas boire plus de deux verres d’alcool par semaine. Ces nouvelles règles ont provoqué un choc pour de nombreuses personnes.

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Plus la science avance, plus la nutrition découvre de nouvelles molécules dans les aliments et plus on aura de nouvelles injonctions. La cacophonie nutritionnelle a un impact néfaste sur notre santé mentale et c’est une source de culpabilité.

Bernard Lavallée, nutritionniste et auteur

Écouter sa boussole interne

La psychologue Stéphanie Léonard estime que si les exigences sont trop élevées, elles deviennent inatteignables, ce qui crée une frustration, ou même un sentiment d’impuissance. « L’outil le plus précieux qu’on a, c’est notre boussole interne. On sait ce qui nous fait du bien, mais on détruit cette boussole en étant sous la pression des règles extérieures culpabilisantes », dit-elle.

« C’est comme les régimes amaigrissants. Ça marche au début, il y a une lune de miel, mais après, tout déraille, car les restrictions, ça ne fonctionne pas », estime la psychologue, spécialiste dans le traitement des troubles de l’alimentation. Elle comprend que la Santé publique diffuse des consignes strictes, mais il faut être réaliste.

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Les enfants qui vivent dans des familles où on interdit les biscuits, le chocolat, les chips, dès qu’ils sont chez des amis ou qu’ils ont de l’argent de poche, ils se ruent dessus ! Et pas nécessairement par plaisir, mais juste parce que c’est interdit !

Stéphanie Léonard, psychologue spécialisée dans le traitement des troubles de l’alimentation

« Les interdits sont attrayants et c’est très fort d’un point de vue psychologique », souligne-t-elle.

Et le plaisir, dans tout ça ? « Évidemment, l’alimentation, c’est beaucoup plus que la santé ou notre impact sur l’environnement. Le plaisir, c’est ce qu’il y a de plus important à mes yeux, estime Bernard Lavallée. On ne mange pas qu’avec sa tête, mais avec ses émotions. Dès qu’on s’impose des règles alimentaires, si on n’est pas le moindrement dans le plaisir, ça ne marchera pas à long terme, car on n’est pas faits pour se restreindre tout le temps. »

Ouste ! la culpabilité !

Selon Sylvain Charlebois, directeur du Laboratoire de sciences analytiques en agroalimentaire à l’Université Dalhousie, notre alimentation ne doit pas nous culpabiliser. « On joue à un jeu dangereux, car à la base de l’alimentation, il y a la culture, les traditions, notre héritage et le plaisir. On idéalise l’alimentation, mais on oublie que c’est un choix personnel. L’État a un rôle à jouer, celui de l’éducation et de la conscientisation, et non pas celui de nous culpabiliser, mais je crains qu’on s’en aille dans cette direction. »

Tous les experts interrogés estiment qu’on doit se défaire de cette culpabilité qui est contre-productive. Le nutritionniste Bernard Lavallée rappelle qu’on a le droit de manger ce qu’on veut. « La Santé publique donne des recommandations et non des règles imposées, on choisit de les suivre ou pas. L’idéal, c’est de trouver des sources de plaisir dans une “saine” alimentation. »

Je n’ai pas la solution, mais être dans l’extrême et faire peur, ça ne fonctionne pas. Je le vois tous les jours dans mon bureau.

Stéphanie Léonard, psychologue spécialisée dans le traitement des troubles de l’alimentation

« Les gens se sentent démunis, poursuit-elle. Ils se lèvent le matin et sont stressés, ils se disent qu’ils mangent des fruits et légumes, ils font attention à ne pas trop manger de viande, et là ils se disent : “Oh, j’ai pris deux verres de vin hier, alors c’est terminé pour le reste de la semaine…” Vraiment ? »

À ce propos, Bernard Lavallée admet que d’un point de vue scientifique, la consommation d’alcool n’est pas une habitude conseillée. « Mais est-ce que ça veut dire qu’il ne faut pas en boire ? Non, l’alcool joue d’autres rôles dans notre vie, il apporte du plaisir et a un rôle de socialisation. Mais on n’a pas le choix d’un point de vue de santé publique de dire que l’alcool peut causer des problèmes de santé. »

Le guide alimentaire, une référence

Pour ce qui est de l’alimentation, la référence reste le Guide alimentaire canadien. « Les recommandations sont cohérentes, manger le plus de végétaux, le moins d’aliments transformés, cuisiner le plus possible, faire de l’eau sa principale boisson, ce sont des conseils qui sont favorables à une bonne santé », estime Bernard Lavallée.

Stéphanie Léonard pense qu’il faut apprendre à cuisiner dans le plaisir les ingrédients de base. « C’est ça qu’on veut, s’approprier dans le plaisir une saine alimentation, car bien manger ne veut pas dire que ce sera fade, plate ou sec. »

Elle décrit aussi un autre phénomène qui prend de l’ampleur : le jugement des autres, car manger sainement est glorifié dans notre société. « C’est un signe de contrôle de soi, d’une maîtrise de soi-même. On est fier de faire des assiettes parfaites, d’avoir des habitudes parfaites. Il y a une valeur qui va au-delà de l’alimentation, ça devient une réussite sociale. On est fier de manger bio, local, que des produits frais, jamais transformés. Dans notre société, on est rendu là, à tort », conclut la psychologue.