À l’été 2012, l’Américaine Anne-Marie Slaughter, ancienne collaboratrice d’Hillary Clinton, publiait dans le magazine The Atlantic « Why Women Still Can’t Have It All », un essai qui allait résonner chez de nombreuses femmes et faire débat dans les cercles féministes. Dix ans et une pandémie plus tard, les femmes sont-elles toujours condamnées à faire des sacrifices ?

En quittant son prestigieux poste à la Maison-Blanche pour retourner enseigner à l’Université de Princeton, et surtout en déclarant haut et fort que, contrairement à ce que la génération précédente a bien voulu nous faire croire, les femmes ne peuvent tout avoir, Anne-Marie Slaughter s’est attiré éloges et critiques.

« Les femmes de ma génération se sont accrochées au credo féministe avec lequel elles ont été élevées, même si nos rangs ont été progressivement réduits par des tensions insolubles entre la famille et la carrière, parce que nous sommes déterminées à ne pas laisser tomber le drapeau pour la prochaine génération, écrivait-elle. Mais lorsque de nombreux membres de la jeune génération ont cessé d’écouter, sous prétexte que répéter avec désinvolture “on peut tout avoir” revient à maquiller la réalité, il est temps de parler. »

Bien que les impératifs de son travail aient été extrêmes — elle n’était à la maison que les fins de semaine — et que son témoignage s’inscrive dans une réalité américaine où les congés de maternité payés sont inexistants et les services de garde, coûteux, son discours a résonné au Québec. Parce qu’ici aussi, malgré les congés parentaux et le réseau des centres de la petite enfance, les femmes continuaient de lutter pour l’égalité.

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Anne-Marie Slaughter

Lisez le texte d’Anne-Marie Slaughter (en anglais)

Des barrières toujours présentes

Léa Clermont-Dion, alors étudiante en science politique, est l’une de celles qui avaient été appelées à commenter, dans La Presse, les propos d’Anne-Marie Slaughter.

« Je ne suis pas mère, mais je ne crois pas qu’on puisse tout avoir, avait-elle alors déclaré. Cette génération qui a voulu tout avoir a été motivée par la quête de la performance. C’est le syndrome de notre société. Et je sens encore cette pression, on nous donne l’illusion à nous, les femmes, que nous serons des superwomen toute notre vie. »

Aujourd’hui, elle a deux enfants, âgés de 2 et 3 ans. Elle réalise des films documentaires tout en poursuivant des études postdoctorales à l’Université Concordia. A-t-elle donc réussi à tout avoir ? Elle ne croit pas.

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Léa Clermont-Dion

« Durant mon parcours dans le monde universitaire, j’ai croisé plein de brèches systémiques qui m’ont fait dire que je ne peux pas tout avoir, certainement pas. » Elle précise qu’ayant deux jeunes enfants, elle n’a pu produire autant de recherches que ses collègues masculins.

Ça fait en sorte que c’est plus compliqué pour moi d’accéder à un poste de professeur. Je me dis que ça n’arrivera peut-être pas, parce que j’ai choisi d’avoir des enfants durant un parcours universitaire, ce qu’on m’avait déconseillé de faire. Mais j’ai choisi de m’écouter à travers tout ça.

Léa Clermont-Dion

Avec le recul, elle voit aujourd’hui le courage dont Anne-Marie Slaughter a fait preuve en publiant ce texte qui a, selon elle, « joué un rôle d’une importance cruciale dans le monde entier afin de sensibiliser à un sujet tabou : les barrières systémiques et parfois invisibles qui peuvent encore freiner les femmes dans leur ascension sociale ».

Ces barrières sont toujours présentes aujourd’hui, selon Hélène Lee-Gosselin, professeure associée au département de management de l’Université Laval. « Est-ce possible pour les femmes de tout avoir ? Non, parce qu’elles opèrent dans un contexte où les impératifs organisationnels pèsent lourd, pas seulement dans le moment présent où on doit jongler avec des contraintes comme les enfants sont malades, mais aussi à moyen et à long terme. Est-ce que je serai perçue comme étant une personne fiable pour l’organisation ? »

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L'UNIVERSITÉ LAVAL

Hélène Lee-Gosselin, professeure associée au département de management de l’Université Laval

Cette réalité touche par ailleurs également les pères, qui souhaitent être plus impliqués au sein du foyer, mais continue d’être plus pénalisante pour les mères, constate celle qui a mené plusieurs recherches sur la situation des femmes dans les organisations. Et ce, malgré la mise en place, au cours des dernières années, de politiques de conciliation travail-famille. « La culture qui fait en sorte qu’il y a peut-être une pénalité à “trop utiliser ces politiques” n’a pas beaucoup changé », souligne la professeure.

Une lueur d’espoir

Percée de soleil dans le paysage, la pandémie aurait permis une conciliation travail-famille plus aisée, malgré les difficultés dans lesquelles les familles ont été plongées lors de la première vague, avec la fermeture des garderies et des écoles.

Une étude réalisée par les chercheuses Sophie Mathieu et Diane-Gabrielle Tremblay, sur la base des résultats de deux sondages menés par la firme Léger en janvier 2018 et en mai 2020 pour le compte du Réseau pour un Québec Famille, montre qu’une proportion plus élevée de mères (58 %) et de pères (65 %) considéraient leur conciliation travail-famille comme facile en temps de pandémie, soit des hausses de six et huit points de pourcentage.

PHOTO FOURNIE PAR LA TELUQ

Diane-Gabrielle Tremblay, professeure à la TELUQ et spécialiste de la gestion des ressources humaines et de la sociologie du travail

« Ça s’explique en partie parce que les personnes pouvaient faire du télétravail », avance la professeure à l’École des sciences de l’administration de la TELUQ Diane-Gabrielle Tremblay, qui étudie la conciliation travail-famille depuis des années. « Donc, même s’il y a eu des moments difficiles, je pense que globalement, les organisations sont plus ouvertes, par rapport aux femmes particulièrement. »

Néanmoins, des femmes ont dû quitter leur emploi ou diminuer leurs heures de travail pour s’occuper des enfants (ou d’un parent malade), et si les hommes ont accompli plus de tâches domestiques, les femmes en ont fait encore plus, ajoute-t-elle.

La planification, les vêtements qu’il faut acheter, les livres pour l’école, les rendez-vous à prendre chez le médecin, tout travail mental de gestion de la parentalité, c’est encore davantage du côté des femmes.

Diane-Gabrielle Tremblay, professeure à l’École des sciences de l’administration de la TELUQ

Elle s’inquiète aussi du manque de places en garderie, un « enjeu majeur » qui pourrait avoir une incidence sur le taux d’activité des femmes.

Un point de vue privilégié

Écrit à une époque où les enjeux intersectionnels étaient peu abordés, le texte d’Anne-Marie Slaughter comporte un angle mort important, pointe Léa Clermont-Dion. Point de vue d’une femme blanche très privilégiée, il ne considère pas les oppressions qui peuvent aggraver la situation. « Mais si Anne-Marie est essoufflée, incapable d’y arriver, en tant que femme blanche privilégiée, qu’est-ce que c’est pour toutes celles qui n’ont pas ses privilèges ? »

Femme d’origine tunisienne travaillant dans le secteur des technologies, Asma Ghali est témoin des barrières systémiques qui existent toujours pour les travailleuses des secteurs non traditionnels, issues d’une minorité de surcroît. Gestionnaire de programme chez IBM, la trentenaire guide plusieurs femmes issues de la diversité dans le cadre d’un programme de mentorat mis sur pied par l’entreprise.

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Asma Ghali, gestionnaire de programme chez IBM

« Ce n’est pas naturel pour les dirigeants de donner des tâches importantes à des femmes, constate-t-elle. On te confie des projets avec un taux de risque minime parce qu’on souhaite que la femme nous montre qu’elle est capable de gérer la pression. » Elle perçoit encore que, dans son secteur, être mère est un obstacle pour gravir les échelons.

Il existe des politiques de conciliation travail-famille, mais dans la pratique, quels sont les profils qu’on voit monter vite ? Généralement, ce sont des hommes ou des personnes qui ont moins de restrictions. Bien sûr, on ne va pas te dire que c’est parce que tu as pris ton congé de maternité.

Asma Ghali, gestionnaire de programme chez IBM

La valorisation de la présence aux 5 à 7 et aux activités de réseautage de l’entreprise est aussi une barrière pour ceux et celles qui ont des contraintes familiales, poursuit-elle.

Ambitieuse et déterminée à gravir les échelons, elle se dit prête à mettre de côté son désir d’avoir des enfants. « J’ai ce désir, mais mon désir d’être un modèle pour des personnes qui sont comme moi est plus grand et c’est un sacrifice que je me suis dite prête à faire. »

En 10 ans, « il est clair que les choses ont évolué, conclut Hélène Lee-Gosselin, mais à des vitesses variables et ce n’est pas dans toutes les industries, pour tous les métiers et pour tous les niveaux sociaux. Mais il y a certainement une voie qui est plus facile à prendre et c’est celle de réclamer des changements ».

Un « joyeux déséquilibre »

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Vicky Boudreau, chef de la direction et cofondatrice de Bicom, avec ses deux filles, Téa et Dani

Être maman et s’épanouir dans sa carrière n’est pas non plus une utopie. Adieu, la culpabilité, place au déséquilibre !

À la tête d’une agence de communication qui possède des bureaux à Montréal, à Toronto et bientôt à New York, Vicky Boudreau ne se reconnaît pas dans le sombre tableau peint par Anne-Marie Slaughter. « C’est vraiment extrême comme milieu en matière de sacrifices et je ne pense pas que c’est quelque chose que je choisirais », a-t-elle confié de Toronto, où elle se rend régulièrement. Elle se dit aussi surprise de constater comment la situation a évolué en dix ans. « Pour nos employés les plus jeunes, l’équilibre et la flexibilité, c’est une nouvelle réalité à laquelle les entreprises vont se frapper et qui risque de faire évoluer la société d’une façon ou d’une autre », dit la chef de la direction et partenaire fondatrice de Bicom.

Avec deux filles de 4 et 8 ans et un mari lui aussi en affaires, Vicky Boudreau est parmi celles à qui l’on demande souvent : comment tu fais (sous-entendu, pour tout avoir) ? Une question qui, admet-elle, la rend mal à l’aise. « Oui [j’ai tout], en quelque sorte, mais tout n’est pas parfait. J’ai du monde autour de moi qui m’aide, je fais ce que j’aime, j’ai deux filles en santé. Je suis vraiment chanceuse sur plein de points », remarque celle qui est très consciente de ses privilèges.

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Vicky Boudreau : « Oui [j’ai tout], en quelque sorte, mais tout n’est pas parfait. J’ai du monde autour de moi qui m’aide, je fais ce que j’aime, j’ai deux filles en santé. Je suis vraiment chanceuse sur plein de points. »

« Joyeux déséquilibre » sont les mots qu’elle utilise pour qualifier la façon dont elle jongle avec les différentes sphères de sa vie. L’entrepreneuriat, avec la flexibilité qu’il permet, est aussi un modèle qui est propice à accueillir ce déséquilibre.

Aux femmes leaders à qui elle enseigne à l’Institut de leadership, elle explique la « théorie des dimmers [gradateurs] » qu’elle a élaborée avec une voisine entrepreneure. Sur son mur imaginaire se trouvent cinq gradateurs qui représentent cinq sphères de sa vie : la famille, le couple, la carrière, les amis et soi. « C’est impossible d’avoir les cinq sphères avec les lumières allumées au plus haut tout le temps et c’est une image qui me met beaucoup en paix. »

Par exemple, je suis à Toronto cette semaine, mais je sais que la semaine prochaine, je m’en vais en vacances avec ma famille. C’est un joyeux déséquilibre qui me permet d’être à l’aise avec mes décisions, et je suis vraiment rarement dans la culpabilité.

Vicky Boudreau

Parce qu’elle a démarré son entreprise à l’âge de 24 ans (elle en a aujourd’hui 40), celle-ci a atteint une vitesse de croisière qui lui permet de peu travailler les soirs et les fins de semaine.

« C’est ce que j’ai fait comme choix, d’accepter le déséquilibre, affirme Léa Clermont-Dion, mère de deux enfants et candidate au postdoctorat. D’accepter aussi que je ne ferai pas à manger chez moi, d’accepter que je ne correspondrai pas à certaines attentes que certaines personnes peuvent avoir à mon égard, comme femme, comme mère. Je ne serai pas la mère qui va tout faire, tout le temps. Je suis vraiment en rébellion contre ces diktats. »