Ce n’est certainement pas parce que l’on cultive la terre que l’on oublie de cultiver son âme. Au gré des champs et des forêts du Québec, des travailleurs agricoles nourrissent leur passion pour la littérature, les essais, la poésie ou la langue française. Mieux encore : ils attellent ces morceaux récoltés dans les livres à leur labeur quotidien. Rencontre avec trois de ces cultivateurs cultivés.

Des livres aux labours

Frédéric Turgeon-Savard

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Dans la bibliothèque de Frédéric Turgeon-Savard, les ouvrages ne cessent de pousser, ayant dépassé le cap des 500 titres.

Que vous lui parliez de carottes, de choux ou de laitues, ou bien de Spinoza, de Marx et de Friedman, Frédéric Turgeon-Savard sera tout aussi à l’aise sur ces deux terrains. Car si vous creusez un tant soit peu les terres de la ferme biologique La Roquette, qu’il a cofondée avec ses acolytes, vous y trouverez certes une cinquantaine de légumes, mais surtout des idées et philosophies de travail, directement enracinées dans des lectures d’ouvrages universitaires et de grands classiques de la socioéconomie. En fait, cette culture sous-jacente constitue le socle même de la coopérative agricole implantée depuis 2019 à Brownsburg-Chatham, dans les Laurentides.

« Nous sommes cinq copropriétaires et avons tous fait des études universitaires, en sociologie, psychologie, arts visuels, tourisme, etc. Certains se sont rendus au doctorat. Nous nous sommes ensuite tournés vers des études en techniques agricoles à Victoriaville. Le projet de ferme est né de réflexions politiques et philosophiques, il y a toute une démarche intellectuelle derrière la coop », explique Frédéric Turgeon-Savard, l’un des cofondateurs de La Roquette.

Ce goût pour la lecture, les idées et les débats ne s’est ainsi jamais tari ; la bibliothèque de l’agriculteur, déjà forte de 500 ouvrages, continue de croître annuellement. Son péché mignon ? Les titres appelant la considération.

Je lis beaucoup d’essais, sur des sujets très variés, comme l’économie ou la philosophie. J’essaie de moins lire sur l’agriculture, même si tout finit toujours par nous y ramener.

Frédéric Turgeon-Savard

Au rayon économie, il s’avoue friand des éditions Écosociété, Lux, Flammarion, ainsi que d’auteurs trempant dans la « gestion alternative », citant Pierre Kropotkine, Murray Bookchin, ou encore le Québécois Jonathan Durand-Folco. Côté sociologie, il évoque Michel Freitag, l’un des pionniers du département de l’UQAM consacré à cette discipline. Sans oublier ce champ roi : la philosophie. « Pour moi, le père fondateur de tous ces auteurs, c’est Spinoza. Après ça, j’apprécie les contemporains comme Marx ou Nietzsche, qui sont pas mal du Spinoza appliqué à leur époque », résume-t-il.

Des idées qui germent

À la coop de La Roquette, des livres aux labours, il n’y a qu’un pas. « Ça teinte notre mode de gestion. L’idée à la base, c’est d’essayer d’appliquer certains auteurs à la coop. Par exemple, on prône beaucoup une décentralisation des pouvoirs vers les municipalités, et on aspire à ce même principe dans notre entreprise », illustre le jeune agriculteur, qui se réfère par exemple à L’entraide de Kropotkine.

« La base de l’agriculture biologique, c’est un peu l’entraide. Quand on parle de l’économie capitaliste avec l’école de Chicago et Milton Friedman, l’agriculture biologique est exactement le contraire. On ne cherche pas à mettre des végétaux en compétition, mais on cherche des symbioses avec les champignons, les bactéries. C’est un pied de nez à plusieurs concepts économiques qui dominent notre époque actuelle. C’est ça qui nous parlait », dit M. Turgeon-Savard.

Sa pièce de choix : L’entraide, de Pierre Kropotkine

L’entraide

L’entraide

ADEN

Les ramifications de la langue

André Roy

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

André Roy gère depuis un demi-siècle un domaine de 170 hectares dans Chaudière-Appalaches, où s’enracinent quelque 200 000 troncs.

Dans les veines du sylviculteur André Roy coule la sève d’une curiosité insatiable, alimentée par un amour inconditionnel de la langue française. « Pour moi, c’est un monument du patrimoine immatériel de l’humanité, qu’il faut absolument préserver », annonce-t-il.

Fait du même bois que son père, qui lui a légué sa noble profession, il gère depuis un demi-siècle un domaine de 170 hectares dans Chaudière-Appalaches, où s’enracinent quelque 200 000 troncs, sans omettre de se tailler une culture touffue.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

André Roy

« C’est d’abord venu par l’art de la chanson dans les années 1950. Ma mère écoutait beaucoup la radio, cela a énormément contribué à me faire aimer la langue », se souvient le forestier, bercé dans ses vertes années par Édith Piaf, Félix Leclerc, Les compagnons de la chanson. Par la suite, ses oreilles et son âme furent séduites par Raymond Lévesque et Jean-Pierre Ferland, mais surtout marquées par ce séisme artistique : la découverte de Gilles Vigneault.

« C’est un géant de la littérature française et universelle, sa langue est hautement savoureuse », s’extasie André Roy, également envoûté par les grands troubadours d’Europe, tels Brassens, Brel ou Ferrat. « Découvrir des auteurs, parfois, c’est se reconnaître à travers eux », philosophe-t-il.

Vigneault, Hugo : des géants

Il s’abreuve ensuite de la prose des écrivains classiques du XIXe (Victor Hugo, dont il chérit Les contemplations, Émile Zola, Philippe Aubert de Gaspé…), du XXe (Albert Camus, François Mauriac), ainsi que de dramaturges, comme Marcel Dubé. Sa curiosité se ramifie plus largement : géographie, poésie, peinture, architecture et, surtout, histoire. « J’en suis vraiment féru, j’ai lu tout ce qui m’est tombé sous la main. L’architecture m’intéresse également, j’ai adoré découvrir les châteaux, cathédrales et grands quartiers parisiens à l’occasion de voyages en France », évoque le forestier.

Plutôt que de se laisser ligoter par les trames des récits, André Roy se délecte plutôt de la résonance des mots.

Ce n’est pas tant les intrigues qui m’intéressent que l’écriture et les belles phrases. J’oublie souvent les histoires ! Vigneault, dont j’aime autant les écrits que les chansons, n’est certes pas une grande voix, mais c’est un grand littérateur.

André Roy

Quant à son métier, il semble agir comme catalyseur de ces nourritures terrestres. « Le travail en forêt se fait généralement plutôt seul et isolé, ce qui laisse le temps à la contemplation, à la réflexion, à la méditation. Je crois que l’être humain a besoin de beauté, de langue, de poésie, de musique. C’est quelque chose qui, je trouve, élève un peu l’âme. »

Ayant hérité du statut de forestier de son père, M. Roy peut également s’enorgueillir d’avoir transmis un legs à ses enfants : l’un d’eux s’est investi dans la sylviculture, tandis qu’un autre écrit des romans fantastiques sous le nom d’Henry Leroy. De plus, l’un de ses petits-enfants deviendra ingénieur forestier à l’automne. L’expression ne saurait donc être plus à propos : les pommes ne tombent jamais loin de l’arbre.

Ses pièces de choix : l’œuvre de Gilles Vigneault, Les contemplations de Victor Hugo. André Roy est friand de l’ensemble de l’œuvre de Gilles Vigneault, qu’il s’agisse de ses écrits ou de ses chansons.

Gilles Vigneault, Les écrits, Chansons 1

Gilles Vigneault, Les écrits, Chansons 1

Boréal

Dans les sillons de la poésie

Émilie Viau-Drouin

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

La maraîchère Émilie Viau-Drouin, de la ferme La Grelinette, est passionnée de poésie, de littérature et d’essais militants. « Ça porte ma vie », confie-t-elle.

Quel serait l’engrais naturel secret à saupoudrer sur les récoltes pour obtenir les plus belles saveurs que la terre puisse offrir ? Posez la question à la jeune maraîchère Émilie Viau-Drouin, elle répondra sûrement qu’il s’agit d’un épandage de poésie et de littérature. Celle qui, après une formation en publicité et en communication, s’est très tôt détournée de l’urbanité pour aller semer son bonheur en région est aujourd’hui codirectrice de production aux Jardins de la Grelinette à Saint-Armand, à la frontière entre la Montérégie et l’Estrie.

Depuis six ans, elle supervise la croissance d’une quarantaine de légumes bios et orchestre la confection de paniers maraîchers. Mais si c’était possible, elle ferait volontiers pousser des bouquets de livres à leurs côtés, les belles lettres étant fermement enchevêtrées à sa façon de vivre.

« La poésie et la littérature, c’est quelque chose qui porte ma vie, tant dans mes lectures que dans mes écritures », confesse-t-elle. « J’adore les autrices qui mettent notre territoire en prose et capables de nous transporter dans leurs régions », précise Mme Viau-Drouin, évoquant des ouvrages-miroirs, comme le triptyque de Gabrielle Filteau-Chiba (Encabannée, Sauvagines et Bivouac) ou La vie habitable, de Véronique Côté, « un livre qui fut transformateur, par ses mots choisis pour décrire la beauté du monde ».

Des lectures agissant comme des fertilisants, mais aussi comme autant de bulles d’oxygène. « Dans mon activité, ça bouge beaucoup, on est en extérieur, c’est parfois un peu intense. Avec ces écrits, je me sens transportée, je retrouve cette plénitude avec un moment posé, plus calme, un peu comme le bien-être ressenti après une séance de yoga », explique cette cultivatrice de la relève.

Champs révolutionnaires

Les essais trouvent aussi un fort écho chez elle, surtout quand ils épousent sa vision sur les questions d’alimentation ou d’environnement, comme Le temps des récoltes, d’Élisabeth Cardin, ou La maison brûle, de Naomi Klein, deux ouvrages incitant à repenser nos modes de vie.

Ces livres renvoient à quelque chose que je vis dans mon quotidien, qui éclaire pourquoi je fais ce que je fais, parce que je crois qu’on mène notre petite révolution aux champs.

Émilie Viau-Drouin

Si elle tente de se réserver des tranches de lecture en soirée au long de l’année, elle profite surtout du ralentissement hivernal pour récolter les fruits de sa bibliothèque. Cette passion pour la poésie et la littérature fait-elle d’Émilie Viau-Drouin un oiseau rare du monde agricole ? Peut-être serait-il temps de désherber quelques préjugés : « Je ne connais aucun de mes camarades maraîchers ou maraîchères qui ne lit pas ! Aujourd’hui même, j’ai apporté un livre à ma collègue », brandit-elle.

Vivre sous un ciel strié d’oiseaux incite même à saisir la plume : la travailleuse n’hésite pas à s’adonner à l’écriture et à faire germer poésie ou réflexions sur le papier. Des boutures qui un jour fleuriront dans les librairies et bibliothèques ? Tout vient à point à qui sait épandre.

Sa pièce de choix : La vie habitable, de Véronique Côté

La vie habitable

La vie habitable

Atelier 10

Notre inspiration

Récemment, un reportage des années 1960 intitulé La sagesse des bergers érudits a refait surface sur le web. Il met en scène des gardiens de troupeaux du sud de la France faisant partager leur passion pour la poésie, la littérature et la philosophie, citant Montaigne, Descartes, Rimbaud… Ces images nous ont conduits à sonder le monde agricole québécois actuel, qui ne manque pas de « cultivateurs cultivés ».

Regardez le reportage au complet