Marie Kondo a fait de la joie son fonds de commerce. Gretchen Rubin a conçu une méthode pour toucher le bonheur au quotidien. Puis, entre les deux, de nombreux ouvrages, balados et conférences TED ont exploré les thèmes de la créativité, du rire, du languishing – l’alanguissement, sentiment vedette de la pandémie –, des menus plaisirs, du flow… Mais qu’en est-il du bon vieux fun ? Dans l’ouvrage The Power of Fun – How to Feel Alive Again, l’autrice américaine Catherine Price plonge à fond dans cette sensation vitale et rassembleuse.

Entonner à l’unisson les paroles de We Are the World dans un club de karaoké du centre-ville. Visiter un parc aquatique avec l’intention de se taper toutes les glissades. S’inscrire à un cours de danse Bollywood ou de ukulele, sans objectif autre que de rencontrer de nouvelles âmes et d’acquérir de nouvelles habiletés. Certes, de telles activités peuvent sembler des luxes non essentiels pour extravertis rescapés des années 1990. Mais selon Catherine Price, l’heure est grave : tels les Beastie Boys qui réclament leur droit au party, il faut urgemment retrouver notre droit humain de toucher au pur plaisir de s’amuser, sans pour autant se prendre pour un danger de santé publique ambulant.

C’est du moins ce qu’explique cette autrice, qui a eu l’idée de s’intéresser à la notion de plaisir, quand elle a pris conscience que le sérieux, la productivité et le désir de réussir monopolisaient désormais toutes ses journées...

PHOTO COLIN LENTON, FOURNIE PAR CATHERINE PRICE

Catherine Price, philosophe du fun et mère d’une petite fille

« Nous allons tous mourir. Cela veut dire que plusieurs choses qui nous gardent éveillés en pleine nuit n’ont aucun sens. Nos carrières ne sont pas importantes, nos succès et échecs ne sont pas importants, notre valeur financière ne veut rien dire et le nombre d’abonnés à nos réseaux sociaux n’a strictement aucune importance. Bref, une grande partie de ce qui constitue nos obsessions et nos sources de stress n’a aucun sens », tranche cette philosophe du fun, mère d’une petite fille, qui offre à lire un véritable guide de survie pour cette ère de l’artifice et du déficit d’attention, où il est devenu socialement acceptable de passer de précieuses minutes de notre vie à échanger des insultes avec de purs inconnus sur Twitter.

« J’ai toujours eu un gros côté ludique, et le fun a toujours été important pour moi. Seulement, c’est quelque chose que j’ai laissé fuir, que je n’ai pas suffisamment priorisé. À un certain moment, j’ai constaté que le mot fun était employé à toutes les sauces, mais était finalement assez difficile à définir. C’est pourquoi j’ai décidé d’en faire un sujet de livre », relate celle dont le précédent ouvrage, How to Break Up With Your Phone, encourage vivement ses lecteurs à délaisser les écrans (et les réseaux sociaux) au profit de contacts humains véridiques et authentiques.

Séparer le bon fun de l’ivraie

En bonne journaliste scientifique soucieuse de décortiquer et d’étayer son sujet avec rigueur, Catherine Price amène son lecteur à saisir la distinction qu’elle établit entre l’accomplissement du « vrai » fun et les fuites et distractions qui procurent plus d’anxiété que d’états de connexion humaine.

« L’absence de réelle définition – combinée à la présomption que le fun ne mérite pas qu’on s’y attarde – explique vraisemblablement pourquoi si peu de chercheurs se sont attardés à ses effets physiques ou psychologiques », écrit celle qui avance sa propre définition du « vrai fun ». Aux fins de sa recherche, elle a recruté un groupe de 1500 participants (qu’elle surnomme sa fun squad) provenant de plusieurs groupes démographiques et pays différents.

La conclusion centrale tirée des nombreux témoignages d’expériences de plaisir relatées par ces participants : les moments de « vrai » fun sont ceux dont on se souvient.

De plus, le fun n’est pas quelque chose de frivole : c’est une expérience d’une grande profondeur, même si ses expressions font rarement la une du bulletin d’information, écrit-elle.

« Le vrai fun est la convergence du jeu, de la connexion et du flow », établit l’autrice, qui ajoute que l’absence d’obligation, le côté non performatif ou productif de la tâche et le sentiment d’être propulsé hors de sa réalité quotidienne sont tous des ingrédients pour toucher à cette félicité. Quelques exemples cités par les membres de sa fun squad : un homme de 49 ans qui a improvisé un groupe de musique avec ses enfants, une sexagénaire qui a participé à un atelier de rire, une dame de 75 ans qui a pris part à un marathon de dessin, un « pyjama party » mère-fille...

En revanche, l’attrait du « faux fun » plane toujours dans nos existences monopolisées par les écrans, une réalité amplifiée par la pandémie. Par exemple, vérifier compulsivement son téléphone, être happé pendant des heures par Facebook ou regarder en boucle des vidéos YouTube procurent plus de stress que de flow, dit Catherine Price. « Plusieurs des activités de loisirs qui passent par les écrans versent dans la catégorie du “faux fun” [...] Ultimement, tout cela nous rend plus anxieux et seuls », dit celle qui affirme qu’il est tout à fait possible d’être sensible au sort de la planète tout en cultivant l’art du fun.

Chacun cherche son fun

Quelques éléments de base sont nécessaires pour aspirer à une vie où le fun réclame ses droits : avoir un toit au-dessus de sa tête, de quoi se nourrir et ne pas être en situation de précarité financière en font partie. Toutefois, une attitude d’ouverture à percevoir le plaisir dans chaque moment de la vie est un état accessible à tous, soutient Catherine Price. Et pour cette maman d’une petite de 6 ans, il importe d’intégrer la notion de jeu et l’appréciation du moment présent.

D’ailleurs, une vaste partie de The Power of Fun est constituée de quiz, de trucs et d’astuces, de listes qui non seulement illustrent les façons dont l’auteure trouve son plaisir, mais qui visent aussi à accompagner ses lecteurs dans leurs quêtes pour une vie plus ludique. En février, Catherine Price propose aussi un défi intitulé #Funtervention, qui proposera des activités et des conférences avec auteurs et chercheurs dans le vaste et prometteur domaine du fun.

Ciao, le languishing. Le fun reprend ses droits.

The Power of Fun – How to Feel Alive Again

The Power of Fun – How to Feel Alive Again

The Dial Press

352 pages

Consultez la fiche du livre The Power of Fun – How to Feel Alive Again (en anglais) Consultez le site web du défi #Funtervention (en anglais)

Pénurie de fun à l’hôpital

Leur rôle n’est pas perçu comme essentiel. Ils travaillent dans l’ombre, ne se prennent pas du tout au sérieux, sont modestement rémunérés, mais peaufinent leurs costumes, leur répartie et leur panache. Ils savent pousser la chansonnette et faire de la limonade avec les citrons de la vie, consacrant leurs vies à égayer des lieux ordinairement austères et gris. La pandémie a durement touché les artistes de la Fondation DClown et de La Belle Visite, qui ont dû se réinventer à titre d’intervenants virtuels.

Cela fait 20 ans que les artistes thérapeutiques de la Fondation DClown œuvrent auprès des plus vulnérables de la société pour briser l’isolement, apporter de la joie et se consacrent à infuser une dose de bienveillance et de respect. Leurs chapiteaux : les hôpitaux pour enfants, les milieux scolaires spécialisés, les hôpitaux généraux et les CHSLD.

Le fun... par Zoom

Si le fun est contagieux, le raz-de-marée de la pandémie aura eu raison des possibilités de contacts et de chaleur humaine. Une réalité que Melissa Holland (alias Dre Fifi) décrit sur un ton doux-amer, par Zoom. Depuis mars 2020, seules quelques courtes éclaircies dans la pandémie auront permis aux clowns de retourner dans les CHSLD, les hôpitaux et les écoles spécialisées. Plusieurs artistes de la fondation ont dû ranger leur nez rouge, forcés de trouver un autre boulot pour gagner leur vie. Et l’écran est devenu le meilleur allié de ces as de la créativité, confinés de nouveau depuis le 21 décembre dernier, en attendant que passe la vague...

PHOTO CHRISTINA ESTEBAN PHOTOGRAPHY, FOURNIE PAR LA FONDATION

La Dre Queen et la Dre Fifi, de la Fondation Dr Clown, œuvrent dans les hôpitaux pour enfants, notamment.

« Au début de la pandémie, quand nous avons été forcés de passer en mode virtuel, le personnel soignant des hôpitaux pédiatriques n’avait pas le temps ou les ressources pour apporter aux enfants des tablettes pour nous rencontrer en ligne. Nos interventions se sont alors limitées aux enfants des écoles spécialisées, retournés à leur domicile. Pendant une vingtaine de minutes par jour, nous offrions une pause aux parents débordés... », évoque Dre Fifi, qui raconte qu’avec beaucoup de créativité, les Drs Clown ont pu créer de nouveaux jeux, de nouvelles façons d’entrer en relation.

« L’écran était une sorte de théâtre de marionnettes, qui permettait des entrées et sorties, comme au théâtre. »

Service essentiel

Malgré tout, les clowns thérapeutiques ne perdent pas foi en leur mission d’apporter une dose de légèreté, de joie et de simplicité, relate Melissa Holland, en parlant de l’accueil chaleureux qui leur a été réservé lors de leurs retours en présentiel.

PHOTO CHRISTINA ESTEBAN PHOTOGRAPHY, FOURNIE PAR LA FONDATION

Melissa Holland est Dre Fifi.

« Cela m’a bouleversée de constater à quel point nous étions appréciés dans les milieux de soin où nous intervenons. »

Dans le milieu pédiatrique, où nous n’étions pas allés depuis un an et demi, le personnel soignant est venu à notre rencontre, les larmes aux yeux, nous remerciant d’être là.

Melissa Holland (alias Dre Fifi)

« Notre présence signifiait en quelque sorte un retour à la normale, la permission de respirer, de jouer, d’avoir enfin un peu plus de fun », dit Dre Fifi qui, quant à elle, a trouvé une grande source de répit et de fun chaque fois qu’elle arborait son nez rouge pendant la pandémie.

« Même dans les moments plus noirs, plus dépressifs, notre nez rouge nous donne la permission de sortir de cette réalité et d’entrer en lien avec la personne en face de nous. C’est ça, la magie du clown : ça nous aide à passer outre aux soucis du quotidien. »