C’est un dilemme. « Tu » ou « vous » ? On préfère souvent la familiarité du tutoiement, les rapports moins hiérarchiques, plus décontractés. Le « vous » se fait-il de plus en plus rare ? Et la politesse, dans tout cela ?

Pour la linguiste Anne-Marie Beaudoin-Bégin, il faut d’abord comprendre les deux rôles sociaux du vouvoiement, celui de faire preuve de respect, mais aussi celui d’exprimer la distance.

« Au Québec, il y a un changement dans l’importance d’un de ces rôles. Les jeunes générations perçoivent le vouvoiement comme de la distance. Or, quand un jeune va vous tutoyer, ce n’est pas par manque de respect, c’est qu’il se sent proche de vous ! On observe un changement dans les relations sociales, et dans le sens du vous », analyse celle qui est aussi connue comme « l’insolente linguiste ».

Est-ce que ça peut choquer ? « Ça peut heurter les gens plus âgés, car ça ne correspond pas à leurs attentes », répond la linguiste, auteure de La langue racontée, publié aux Éditions Somme Toute.

Étienne Kern, professeur de lettres à Lyon, parle pour sa part d’insécurité linguistique. « Ce dilemme, nous le connaissons tous. Nous savons qu’il existe des règles, mais elles ne sont pas toujours claires, et elles peuvent être renégociées en fonction de la situation et du contexte », explique l’auteur du livre Le tu et le vous, l’art français de compliquer les choses (Flammarion).

La politesse

Pour la spécialiste de l’étiquette Julie Blais-Comeau, il y a un code qui est très simple à suivre : on vouvoie les personnes qu’on ne connaît pas. « Et dans les situations où on hésite, dans le doute, on vouvoie. Ainsi, vous ne commettrez jamais d’impairs, conseille-t-elle. C’est plus élégant, plus harmonieux. On est dans le respect et la reconnaissance de l’autre. »

Étienne Kern croit qu’on a surtout besoin de politesse dans notre société.

PHOTO FOURNIE PAR ÉTIENNE KERN

Le philosophe Emmanuel Levinas disait que le “vous” était le commencement de la civilisation, du vivre-ensemble, car sans politesse, et sans tenir compte de l’autre, la société devient trop violente. Il y a un besoin du vouvoiement et c’est ce qui explique sa résistance

Étienne Kern, professeur de lettres et auteur

L’auteur continue d’ailleurs à vouvoyer d’anciens professeurs, car ils sont trop sacrés à ses yeux.

Mais le vouvoiement n’est pas toujours synonyme de respect, rappelle l’insolente linguiste. « On peut dire à sa professeure : “Yo, madame, c’est quand, votre examen ?” On confond le symbole du respect avec le respect lui-même. »

L’emploi des deux pronoms est aussi lié aux sentiments. « Quand on dit : Je vous emmerde, c’est plus fort, plus étrange, plus rare, car ce qui vient spontanément est le “tu” ! ajoute Étienne Kern. Le “tu” est relié aux émotions, à ce qui est plus naturel, plus instinctif, ça vient de l’enfance, alors que le “vous”, c’est ce qu’on apprend, ce qui se construit, c’est la culture, la civilisation. »

Quand deux automobilistes vont s’engueuler, ils vont se tutoyer ! Car c’est ce qui vient instinctivement.

Étienne Kern, professeur de lettres et auteur

La linguiste Anne-Marie Beaudoin-Bégin, 45 ans, se rappelle qu’elle a toujours tutoyé ses enseignants du primaire, ce qui n’est pas le cas de son fils, qui les a vouvoyés, à leur demande. Il n’y a pas de directive officielle, cela dépend des écoles et des enseignants. « On veut garder la proximité et le respect, alors ça donne des “Madame Julie” qu’on vouvoie, c’est complexe, bizarre, c’est comme si on n’assumait pas complètement le vouvoiement, alors on y met le prénom ! », observe-t-elle.

Le « vous » perd-il du terrain ?

Les politiciens l’utilisent parfois lorsqu’ils s’adressent aux citoyens, on l’entend souvent dans des commerces quand les employés parlent aux clients. Le « tu » semble prendre de plus en plus de place dans l’espace public au détriment du vouvoiement. Est-ce bien le cas ?

« On tutoie trop rapidement, et on observe que dans les services, que ce soient les boutiques, restaurants, cafés et hôtels, les propriétaires devraient insister sur le vouvoiement des clients », pense Julie Blais-Comeau. « Dans une relation d’affaires, il faut attendre que le client demande de le tutoyer », précise-t-elle.

Anne-Marie Beaudoin-Bégin ne perçoit toutefois pas que le vouvoiement perd du terrain.

PHOTO FOURNIE PAR ANNE-MARIE BEAUDOIN-BÉGIN

Anne-Marie Beaudoin-Bégin

On vouvoie encore les personnes qui ne font pas partie de notre cercle direct pour marquer la distance. Après chez les plus jeunes, c’est vrai qu’on tutoie plus facilement, mais ce n’est pas par manque de respect. C’est un changement de paradigme dans le comportement des jeunes.

Anne-Marie Beaudoin-Bégin, linguiste

Étienne Kern pense que le vouvoiement recule en France pour différentes raisons. Il y a un facteur historique, car la France aspire à moins de hiérarchie, plus d’égalité, ce qui vient de la Révolution française. Et aussi l’influence du modèle anglo-saxon, qui est paradoxal, parce que le « you » anglais correspond à un « vous » et non pas à un « tu ». Sans oublier l’influence de mai 68, le rejet des valeurs considérées comme bourgeoises, la politesse et toutes ses contraintes en font partie.

Tous les spécialistes interrogés se rappellent qu’il n’y a pas si longtemps, on vouvoyait encore ses parents. « C’était une volonté de respect, mais je me demande s’il n’y avait pas une volonté de distance aussi ! », pense Anne-Marie Beaudoin-Bégin. « On ne les vouvoie plus parce qu’on est très proche d’eux et que les méthodes d’éducation ont changé. »

Enfin, comme l’écrit Étienne Kern dans son livre : « Mon vous d’aujourd’hui porte en lui la possibilité d’un tu demain. »

Est-ce que ça se fait ?

Des offres d’emploi rédigées au « tu » ? « C’est marginal, c’est dans le milieu de l’informatique et parfois aussi celui des communications. Ils ont des codes sociaux bien à eux et des façons de faire très particulières », estime la linguiste Anne-Marie Beaudoin-Bégin.

On vouvoie ses beaux-parents ? « Oui, on opte pour le vouvoiement. Les beaux-parents tutoient très souvent le conjoint de leur enfant et on attend qu’ils nous proposent de les tutoyer. Ça peut ne jamais arriver », remarque le professeur de lettres Étienne Kern.

Le tu et le vous, l’art français de compliquer les choses

Le tu et le vous, l’art français de compliquer les choses

Éditions Flammarion

208 pages

La langue racontée : s’approprier l’histoire du français

La langue racontée : s’approprier l’histoire du français

Somme Toute

152 pages