Faute de pouvoir présenter des spectacles, Montréal, arts interculturels (MAI), dont le fer de lance est la diversité, a mis ses salles à la disposition d’artistes de théâtre et de danse qui vivent avec une différence marquante. La Presse s’est penchée sur les résidences en création de trois artistes : les jumeaux Simon et Mathieu Renaud, atteints d’épilepsie, et Audrey-Anne Bouchard, qui doit composer avec une cécité partielle.

Un incontournable

Montréal, arts interculturels soutient des créations en danse, théâtre, arts visuels, performance, musique, etc. Dans ce cadre, l’organisme met l’accent sur les publics minoritaires. Du fait de leur origine ethnique mais aussi quand les spectateurs ont des défis particuliers comme la surdité, la cécité, l’épilepsie et la maladie mentale.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Michael Toppings, directeur de MAI

Directeur de MAI, Michael Toppings avait dit à La Presse en 2016 que trois autres organismes comme le sien étaient nécessaires à Montréal tant la demande est grande pour la diversité. « Montréal devrait avoir un centre pluridisciplinaire où plusieurs organismes pourraient loger, un peu comme la danse au Wilder, sur la place des Festivals », dit-il.

Fondé en 1999, MAI ne peut être plus actuel. La diversité, sa mission première, est devenue incontournable dans la société. « Après des années de discussions, on commence à voir des résultats, notamment de la part du Conseil des arts de Montréal qui a modifié ses façons de faire, dit Michael Toppings. Le MAI fait l’objet depuis quelque temps d’une reconnaissance tranquille ! Mais on ne tient rien pour acquis. »

Compte tenu de la pandémie, le MAI a réactivé ce printemps son programme Et si on réimaginait le monde, pour pallier l’absence des artistes étrangers à Montréal. En mai et juin, quatre groupes d’artistes ont fait des résidences artistiques au MAI : la troupe Joe Jack et John, Corpuscule Danse, Audrey-Anne Bouchard et Mathieu et Simon Renaud.

Mathieu et Simon Renaud 

Jouer pour renouer

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Les frères jumeaux Simon et Mathieu Renaud en travail de répétition

Originaires de Gatineau, les jumeaux Renaud sont atteints d’épilepsie et ont des problèmes de mémoire. Simon est chorégraphe et danseur. Mathieu est diplômé de l’École nationale de théâtre en écriture dramatique et poète.

Les deux trentenaires sont sous médication. Mathieu a des convulsions depuis l’âge de 16 ans mais n’en a plus depuis deux ans. Simon a des crises plus régulièrement (deux l’hiver dernier). « Mais quand j’avais de 20 à 23 ans, j’en faisais une douzaine par année, maintenant c’est entre deux et quatre », dit Simon.

Mathieu et Simon tremblent tout le temps, d’autant plus quand ils sont stressés. « Quand je suis anxieux, je m’abstiens de prendre du café car ça fait augmenter les tremblements et ça peut provoquer une crise », dit Simon. « Quand on fait une crise, on ne se souvient ni de son nom, ni de la date, ni de là où on se trouve », ajoute Mathieu.

Cette perte de motricité a des conséquences quand ils créent. C’est peu perceptible, selon ce que La Presse a constaté en les voyant créer leur pièce dansée Troubleshoot. Mais c’est présent.

Le tremblement dans la danse, c’est toujours présent, mais j’essaie de le cacher. Je ne veux pas donner la victoire à la maladie. On a arrêté de voir le tremblement comme une barrière. Je vis pleinement mes envies pour me dire que je suis normal.

Simon Renaud

Troubleshoot repose sur les relations entre les deux jumeaux, pas aussi fusionnelles qu’on pourrait le penser. Cette création commncée en 2020 est un gros défi pour eux car ils essaient de comprendre pourquoi leur relation n’a pas été forte durant leur jeunesse.

Enfants, ils étaient physiquement différents et leur éducation a provoqué une scission, voire une friction entre eux. Leurs parents ne voulaient pas qu’ils soient une copie l’un de l’autre : ils voulaient plutôt que chacun ait son unicité et son indépendance. Leur relation est alors devenue plus riche mais complexe.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Photos d’enfance des jumeaux Mathieu et Simon Renaud

« À l’adolescence, c’est comme si on s’était mis une règle qu’on pouvait être ce qu’on voulait, tant que ce n’était pas ce que l’autre était, dit Mathieu. On ne portait pas les mêmes vêtements, on n’écoutait pas la même musique, on n’avait pas le même genre d’amis. »

La pièce est donc une façon pour eux de se retrouver. Le travail théâtral est toutefois délicat et compliqué, car leur mémoire leur fait parfois défaut. Mais cette réflexion sur leur cheminement leur fait du bien. « Elle fait grandir notre relation », dit Simon. « C’est une célébration », ajoute Mathieu.

Simon et Mathieu Renaud n’ont pas idée de quand et où la pièce sera présentée. Ils tiennent toutefois à ce qu’elle sorte, car ils ne la font pas seulement pour eux. « Ce spectacle devrait parler à beaucoup de personnes, dit Simon. On espère que Troubleshoot pourra circuler au Québec. »

Audrey-Anne Bouchard 

Communiquer l’art aux spectateurs non voyants

PHOTO DAVID WARD, FOURNIE PAR AUDREY-ANNE BOUCHARD

Audrey-Anne Bouchard

Œuvrant en danse et en théâtre, Audrey-Anne Bouchard a un handicap visuel connu sous le nom de maladie de Stargardt. Elle vit avec une vision seulement périphérique. « Je suis semi-voyante, dit-elle. J’ai perdu la vue progressivement. J’avais terminé mes études en arts visuels quand j’ai eu le diagnostic. J’avais déjà choisi d’étudier la scénographie à Concordia. »

Même si elle avait perdu la moitié de sa vision, elle a travaillé comme conceptrice d’éclairage pour des spectacles.

C’est quand j’ai fait une maîtrise en 2009 que j’ai réalisé que le théâtre est une forme d’art visuel. Là, je me suis demandé ce que les personnes non voyantes pouvaient percevoir d’un spectacle.

Audrey-Anne Bouchard

Elle a entrepris des recherches pour savoir comment communiquer la danse et le théâtre à ce type de public. « J’ai découvert que des organismes faisaient des activités culturelles pour personnes non voyantes, ce qui a ouvert ma perception », dit-elle.

Audrey-Anne Bouchard a alors décidé de concevoir des spectacles immersifs pour que les personnes non voyantes ne manquent rien de ce qui est présenté. « Quelque chose pour leur sensibilité, dit-elle. Les personnes voyantes peuvent participer, mais avec un bandeau sur les yeux pour que l’expérience soit la même pour tous. »

PHOTO LAURENCE GAGNON LEFEBVRE, FOURNIE PAR AUDREY-ANNE BOUCHARD

Le toucher permet aux personnes non voyantes de suivre le récit.

L’œuvre immersive qui en est sortie, Camille : un rendez-vous au-delà du visuel, a été conçue entre 2016 et 2019 par Mme Bouchard et son équipe. Tous et toutes avaient les yeux bandés. « Sinon, on aurait fait de mauvais choix, dit-elle. Quand je ferme les yeux pour diriger les artistes, c’est comme si la notion du temps et le rythme étaient différents. »

Depuis Camille, Mme Bouchard a entamé un nouveau projet avec Fragments, dont elle a poursuivi la création à MAI. Avec deux chorégraphes, Laurie-Anne Langis et Marijoe Foucher, l’auteur et comédien Marc-André Lapointe, la scénographe Josée Bergeron-Proulx, et Joseph Browne et Vytautas Bucionis Jr pour la musique. Ce dernier, pianiste, est aveugle et apporte une perspective intéressante au projet.

  • Audrey-Anne Bouchard (au centre) lors de la création de Fragments à MAI

    PHOTO PAUL LITHERLAND, FOURNIE PAR AUDREY-ANNE BOUCHARD

    Audrey-Anne Bouchard (au centre) lors de la création de Fragments à MAI

  • La chorégraphe Laurie-Anne Langis lors de la résidence artistique d’Audrey-Anne Bouchard pour Fragments

    PHOTO PAUL LITHERLAND, FOURNIE PAR AUDREY-ANNE BOUCHARD

    La chorégraphe Laurie-Anne Langis lors de la résidence artistique d’Audrey-Anne Bouchard pour Fragments

  • Au piano, Vytautas Bucionis Jr., lors de la préparation de Fragments

    PHOTO VALÉRIE CUSSON, FOURNIE PAR AUDREY-ANNE BOUCHARD

    Au piano, Vytautas Bucionis Jr., lors de la préparation de Fragments

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« On espère présenter Fragments dans deux ans », dit Audrey-Anne Bouchard. Compte tenu de la COVID-19, les participants non voyants ou voyants ne se déplaceront pas mais seront assis sur la scène. Ils percevront des sons provenant de haut-parleurs, de papiers froissés, d’objets brisés au sol, etc. « Ça leur permet de ressentir le déplacement des personnages dans l’espace, dit Mme Bouchard. On travaille ainsi des façons différentes d’évoquer la présence des personnages d’une pièce. »