Des personnalités qui quittent les réseaux sociaux. Des élus municipaux qui se retirent de la politique. Un premier ministre qui dénonce les dégâts causés par les « pissous virtuels ». Exacerbée par la pandémie, la haine sur les réseaux sociaux peut transpercer des carapaces que l’on croyait coriaces.

Jusqu’à l’été dernier, Carla Beauvais se croyait bien équipée pour faire face aux attaques. Cette entrepreneuse et cofondatrice du Gala Dynastie, qui milite pour une meilleure représentation des communautés noires et marginalisées, se décrit comme « quelqu’un qui aime débattre ». « Je pensais que j’étais équipée pour être capable d’affronter certaines choses. Quand ça m’est arrivé, j’ai été vraiment surprise de voir à quel point j’étais vulnérable. »

En juin dernier, elle s’est retrouvée au milieu d’une tempête après la publication d’un article présentant l’application UP, un projet destiné aux entrepreneurs noirs, qu’elle venait de lancer avec Stéphanie Jecrois, Williamson Dulcé et Esther Youte. « D’un geste assez positif, ça a été mal interprété et ça a soulevé une tempête de messages haineux et racistes », raconte-t-elle. Pire, elle a reçu des appels d’hommes qui avaient trouvé son numéro de téléphone ainsi que son adresse. « C’était à peine voilé, du genre : “On sait où tu habites.” Clairement, quand quelqu’un te dit ça, tu prends ça au sérieux. » Elle n’a cependant pas porté plainte à la police et dit le regretter aujourd’hui.

Pour se protéger, elle est plutôt disparue de l’espace public. Elle a fermé son compte Twitter, mis un terme à la chronique qu’elle publiait dans le journal Métro et mis les voiles pour se réfugier hors de Montréal pendant quelques semaines. Elle n’a refait surface que récemment, lorsqu’elle a raconté cet épisode dans le magazine Elle Québec.

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PHOTO FOURNIE PAR FIDÉLITÉ T.

Carla Beauvais, chroniqueuse et entrepreneuse sociale

Je suis une mère de famille monoparentale, j’ai une fille de trois ans et demi et je passais mes journées à pleurer. Psychologiquement, il a fallu que je mette une barrière et que je me dise : “J’arrête de répondre, j’arrête de les lire, j’arrête d’aller sur les médias sociaux.” Ça me prenait tout mon jus. Il fallait que je sorte de là.

Carla Beauvais, chroniqueuse et entrepreneuse sociale

Depuis cet épisode, Carla Beauvais se fait discrète et commente très peu l’actualité. « Je choisis vraiment les sujets dont je parle. C’est comme la carapace que je me suis forgée. » Toute cette haine éteint des voix, constate-t-elle, et « c’est dommage ».

La métaphore de la carapace

« Je n’ai pas la carapace pour être fou du roi. Le dard du mépris peut percer même la carapace. Les réseaux sociaux sont violents. » Mercredi dernier dans La Presse, l’humoriste Boucar Diouf évoquait cette métaphore exosquelettique pour expliquer qu’il n’était pas tenté de succéder à Dany Turcotte, qui a quitté l’émission Tout le monde en parle en février dernier, en dénonçant la haine sur les réseaux sociaux.

« C’est intéressant, comment on utilise la métaphore de la carapace ou celle de la peau dure », observe Stéphane Dandeneau, professeur au département de psychologie de l’UQAM et directeur du Laboratoire sur la résilience sociale. « Mais avoir la peau dure ne veut pas dire que tes oreilles sont fermées. » Pour lui, il est utopique de penser que la carapace peut faire rebondir les commentaires négatifs sans toucher la personne à qui ils sont destinés.

« On est passé à un autre niveau de carapace », constate le maire de l’arrondissement de Verdun, Jean-François Parenteau. À la mi-mars, cet élu montréalais a annoncé qu’il ne briguerait pas de troisième mandat, épuisé notamment par la charge de travail imposée par la gestion de ses réseaux sociaux, où il est très présent, et par les attaques personnelles qui se sont multipliées pendant la pandémie.

« J’ai tendance à avoir une carapace assez dure pour ne pas tout “prendre personnel”, mais, à un moment donné, ça te rattrape », réalise-t-il.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Jean-François Parenteau, maire de Verdun

C’est tellement toxique. Ce sont des boîtes à écho. C’est comme une chaise qui traîne dans un bout de ruelle. Le lendemain, il y a un bureau et la cochonnerie se ramasse ensemble. Les réseaux sociaux, c’est comme ça. Si tu laisses l’espace aux trolls, ils se ramassent tous ensemble et ils ne lâchent pas. Tu n’as pas le choix de réagir, mais ça demande un temps fou.

Jean-François Parenteau, maire de Verdun

S’il est intervenu dans certains débats qui se déroulaient sur sa page Facebook publique pour modérer les ardeurs, il dit n’avoir que rarement supprimé des commentaires qu’il jugeait racistes ou misogynes.

Ce genre de commentaires, sa collègue au comité exécutif de la Ville de Montréal Cathy Wong en reçoit fréquemment. Bien que les médias sociaux lui aient permis, à elle et à d’autres membres de la communauté asiatique, de développer un réseau d’entraide pour contrer le racisme auquel ils font face, cet espace virtuel est aussi la porte d’entrée de la haine. « Ce que je trouve difficile, c’est qu’avec les notifications, je peux voir un déferlement d’attaques personnelles juste parce que je veux répondre à un texto d’une collègue, dénonce celle qui est devenue mère récemment. Ces messages s’incrustent dans notre quotidien. Même à 2 h du matin. Je regarde l’heure à laquelle bébé se réveille pour allaiter et je tombe sur des commentaires atroces en pleine nuit. »

Elle arrive à la fin de son premier mandat comme conseillère de ville et réfléchit à son avenir. « Dans le contexte où, avec la pandémie, les débats que nous avons avec les citoyens se font en ligne, je me questionne sur ma capacité à durer et à survivre à ces débats-là. »

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Cathy Wong, conseillère de la Ville de Montréal

Comment on dure, quand on reçoit quotidiennement des messages haineux et des attaques personnelles ? Est-ce que ceux qui durent sont ceux qui sont capables d’endurer ces commentaires-là, ceux qui ont la plus grosse carapace ? En tant que femme, personne racisée et jeune maman, comment est-ce que je me protège de tout ça ? Ce sont des questions qui m’habitent.

Cathy Wong, conseillère de la Ville de Montréal

Stéphane Dandeneau croit que tous sont affectés par ces commentaires violents, puisque biologiquement, l’humain est programmé pour réagir devant une menace. Il cite les travaux du psychologue américain John Gottman selon lesquels un commentaire négatif a cinq fois la puissance d’un commentaire positif. Une étude réalisée dans un contexte de relations amoureuses, mais qui pourrait s’appliquer aux interactions sociales en général, selon lui.

« Les personnes qui sont moins affectées, je pense qu’elles sont simplement meilleures à atténuer leur réaction et à arriver avec une réponse adéquate, avance M. Dandeneau. Elles sont plus rapides à gérer et à traiter l’information. Est-ce à cause de l’expérience ? Plus tu en reçois, plus tu arrives à trouver des stratégies. »

Immunisé ou presque

« [La critique], je suis tombé dedans quand j’étais petit, dit le chroniqueur à La Presse et animateur Patrick Lagacé. Je n’ai pas grandi avec les réseaux sociaux, mais j’ai arbitré au soccer de 14 à 21 ans environ. Me faire insulter, me faire crier après, j’ai vécu ça en vrai, et ça m’a immunisé pour bien des affaires, comme ne pas prendre personnel les commentaires d’inconnus. […] Mais quand un gars me dit que je suis chanceux d’être encore en vie, ça me fâche. » Ainsi, quand le climat devient trop toxique, il se rabat sur des comptes de remplacements qu’il s’est créés pour être en mesure de continuer à suivre l’actualité.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Guy A. Lepage, animateur de Tout le monde en parle

L’animateur de Tout le monde en parle, Guy A. Lepage, est aussi réputé pour son épaisse carapace et sa riposte sans pitié face aux trolls qui l’attaquent. « Si Jacynthe Poitras n’a pas aimé TLMEP et me le dit, je n’ai pas de problème avec ça, mais si ça commence par : “Toé, Lepage, mon osti”, delete. Des fois, je réponds : “Va chier”, mais surtout delete. Tu n’existes pas, tu n’as pas d’influence dans ma vie. »

Il dit avoir réalisé récemment que bloquer ces trolls les privait de la visibilité qu’ils venaient chercher. « On devrait toujours regarder qui nous écrit, et quand on tombe sur des choses qui nous agressent, tu bloques, et si ce sont des menaces, tu les signales aux réseaux sociaux et tu appelles la police [ce qu’il a fait en février dernier]. C’est super le fun, faire arrêter quelqu’un. Je n’ai pas de pitié pour ça. »

Patrick Lagacé croit aussi que le blocage est nécessaire pour endiguer cette haine. Une stratégie toutefois plus délicate à adopter pour un élu. « La carapace vient de ça aussi. Je bloque beaucoup. J’ai 2700 comptes bloqués. Ce qui est différent avec la pandémie, c’est que là, je me sens comme le gars qui avait réussi à échapper aux zombies pendant tout le film, et à la fin, il est dans sa maison et il y a des milliers de zombies autour. »

Parfois, il en attrape un au vol et l’expose sur sa page Facebook. « Mon souhait secret, c’est que leur mère les appelle pour dire : “T’es-tu viré sur le top !” »